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ques ne sont pas plus que les précédentes adéquates à la réalité morale.

Nous ne dirons rien de la morale qui prend pour base l’intérêt individuel, car on peut la regarder comme abandonnée. Rien ne vient de rien ; ce serait un miracle logique si l’on pouvait déduire l’altruisme de l’égoïsme, l’amour de la société de l’amour de soi, le tout de la partie[1]. La meilleure preuve en est d’ailleurs dans la forme que M. Spencer a récemment donnée à cette doctrine. Il n’a pu rester conséquent avec son principe qu’en faisant son procès à la morale la plus généralement acceptée, qu’en traitant de pratiques superstitieuses les devoirs qui impliquent un vrai désintéressement, un oubli plus ou moins complet de soi-même. Aussi a-t-il pu dire lui-même de ses propres conclusions que sans doute elles n’obtiendraient pas beaucoup d’adhésions, car « elles ne s’accordent assez ni avec les idées courantes ni avec les sentiments les plus répandus »[2]. Que dirait-on d’un biologiste qui, au lieu d’expliquer les phénomènes biologiques, contesterait leur droit à l’existence ?

Une formule, aujourd’hui beaucoup plus répandue[3], définit la morale en fonction non de l’utilité individuelle, mais de l’intérêt social. Mais si cette expression de la moralité est certainement plus compréhensive que la précédente, on ne saurait cependant la regarder comme une bonne définition.

D’abord, bon nombre de choses sont utiles ou même nécessaires à la société, qui pourtant ne sont pas morales. Aujourd’hui une nation ne peut se passer ni d’une armée nombreuse et bien équipée ni d’une grande industrie, et pourtant on n’a jamais songé à regarder comme le plus moral le peuple qui possède le plus de canons ou de machines à vapeur. Il y a même

  1. V. Gujan, Morale anglaise; Wundt, Ethik, p. 356 et suiv.
  2. Bases de la Morale évolutionniste, p. 220.
  3. Wiart, Des Principes de la Morale considérée comme science. Paris, 1862. — En Allemagne, cette théorie a été souvent soutenue et avec éclat dans des temps récents. (V. Ihering, Der Zweck im Recht ; Post, Die Grundlage des Rechts ; Schaeffle, Bau und Leben des socialen Koerpers.)