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il faut encore qu’il y ait entre eux des liens moraux. D’abord, la continuité matérielle, à elle seule, donne naissance à des liens de ce genre pourvu qu’elle soit durable : mais, de plus, ils sont directement nécessaires. Si les rapports qui commencent à s’établir dans la période des tâtonnements n’étaient soumis à aucune règle, si aucun pouvoir ne modérait le conflit des intérêts individuels, ce serait un chaos d’où ne pourrait sortir aucun ordre nouveau. On imagine, il est vrai, que tout se passe alors en conventions privées et librement débattues ; il semble donc que toute action sociale soit absente. Mais on oublie que les contrats ne sont possibles que là où il existe déjà une réglementation juridique et, par conséquent, une société.

C’est donc à tort qu’on a vu parfois dans la division du travail le fait fondamental de toute vie sociale. Le travail ne se partage pas entre individus indépendants et déjà différenciés qui se réunissent et s’associent pour mettre en commun leurs différentes aptitudes. Car ce serait un miracle que des différences, ainsi nées au hasard des circonstances, pussent se raccorder aussi exactement de manière à former un tout cohérent. Bien loin qu’elles précèdent la vie collective, elles en dérivent. Elles ne peuvent se produire qu’au sein d’une société et sous la pression de sentiments et de besoins sociaux ; c’est ce qui fait qu’elles sont essentiellement harmoniques. Il y a donc une vie sociale en dehors de toute division de travail, mais que celle-ci suppose. C’est en effet ce que nous avons directement établi en faisant voir qu’il y a des sociétés dont la cohésion est essentiellement due à la communauté des croyances et des sentiments, et que c’est de ces sociétés que sont sorties celles dont la division du travail assure l’unité. Les conclusions du livre précédent et celles auxquelles nous venons d’arriver peuvent donc servir à se contrôler et à se confirmer mutuellement. La division du travail physiologique est elle-même soumise à cette loi : elle n’apparaît jamais qu’au sein de masses polycellulaires qui sont déjà douées d’une certaine cohésion.