Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/31

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Sans doute nous sommes solidaires de nos voisins, de nos ancêtres, de notre passé ; beaucoup de nos croyances, de nos sentiments, de nos actes ne sont pas nôtres mais nous viennent du dehors. Mais où est la preuve que cette dépendance soit un bien ? Qu’est-ce qui en fait la valeur morale ? Pourquoi ne serait-ce pas, au contraire, un joug dont nous devons chercher à nous débarrasser, et le devoir ne consisterait-il pas dans un complet affranchissement ? C’était, on le sait, la doctrine des Stoïciens. On répond que l’entreprise est irréalisable ; mais encore faudrait-il la tenter et la mener aussi loin que possible. Si vraiment le succès ne peut être complet, il nous resterait à subir cette solidarité dans la mesure où nous ne pouvons l’empêcher. Mais de ce qu’elle est peut-être inévitable, il ne suit pas qu’elle soit morale. Cette conclusion paraît surtout s’imposer quand on fait du perfectionnement personnel le principe du devoir. Dira-t-on que je participe à tout ce que je fais pour les autres puisque, pour une raison quelconque, les autres sont encore moi-même ? Mais je suis encore bien plus complètement moi-même par cette partie de mon être qui ne se confond pas avec autrui ; c’est cette sphère intérieure qui, seule, m’est propre ; je me perfectionnerai donc d’autant mieux que je concentrerai davantage tous mes efforts sur elle. On a objecté aux utilitaires qu’on ne pouvait pas conclure de la solidarité des intérêts à leur identité ; mais il en est de même de la solidarité des perfections. Il faut choisir : si mon premier devoir est d’être une personne, je dois réduire au minimum tout ce qu’il y a d’impersonnel en moi.

L’insuffisance de ces doctrines serait plus apparente encore si nous leur demandions d’expliquer non des devoirs très généraux, comme ceux dont il vient d’être question, mais des règles plus particulières, comme celles qui prohibent soit le mariage entre proches parents, soit les unions libres, ou celles qui déterminent le droit successoral, ou bien encore celles qui imposent au parent de l’orphelin les charges de la tutelle, etc. Plus les maximes morales sont spéciales et concrètes, plus les rapports qu’elles