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les progrès de la division du travail ne peuvent pas s’expliquer de cette manière. Voici comment on pourrait concevoir cette explication.

Si le plaisir n’est pas le bonheur, c’en est pourtant un élément. Or il perd de son intensité en se répétant : si même il devient trop continu, il disparaît complètement. Le temps suffit à rompre l’équilibre qui tend à s’établir, et à créer de nouvelles conditions d’existence auxquelles l’homme ne peut s’adapter qu’en changeant. À mesure que nous prenons l’habitude d’un certain bonheur, il nous fuit, et nous sommes obligés de nous lancer dans de nouvelles entreprises pour le retrouver. Il nous faut ranimer ce plaisir qui s’éteint au moyen d’excitants plus énergiques, c’est-à-dire multiplier ou rendre plus intenses ceux dont nous disposons. Mais cela n’est possible que si le travail devient plus productif et, par conséquent, se divise davantage. Ainsi, chaque progrès réalisé dans l’art, dans la science, dans l’industrie, nous obligerait à des progrès nouveaux, uniquement pour ne pas perdre les fruits du précédent. On exprimerait donc encore le développement de la division du travail par un jeu de mobiles tout individuels et sans faire intervenir aucune cause sociale. Sans doute, dirait-on, si nous nous spécialisons, ce n’est pas pour acquérir des plaisirs nouveaux, mais c’est pour réparer, au fur et à mesure qu’elle se produit, l’influence corrosive que le temps exerce sur les plaisirs acquis.

Mais, si réelles que soient ces variations du plaisir, elles ne peuvent pas jouer le rôle qu’on leur attribue. En effet, elles se produisent partout où il y a du plaisir, c’est-à-dire partout où il y a des hommes. Il n’y a pas de société où cette loi psychologique ne s’applique : or, il y en a où la division du travail ne progresse pas. Nous avons vu en effet qu’un très grand nombre de peuples primitifs vivent dans un état stationnaire d’où ils ne songent même pas à sortir. Ils n’aspirent à rien de nouveau. Cependant leur bonheur est soumis à la loi commune. Il en est de même