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de même du bonheur. Il ne devient pas plus grand parce que l’activité devient plus riche, mais il est le même partout où elle est saine. L’être le plus simple et l’être le plus complexe goûtent un même bonheur, s’ils réalisent également leur nature. Le sauvage normal peut être tout aussi heureux que le civilisé normal.

Aussi les sauvages sont-ils tout aussi contents de leur sort que nous pouvons l’être du nôtre. Ce parfait contentement est même un des traits distinctifs de leur caractère. Ils ne désirent rien de plus que ce qu’ils ont et n’ont aucune envie de changer de condition. « L’habitant du Nord, dit Waitz, ne recherche pas le Sud pour améliorer sa position, et l’habitant d’un pays chaud et malsain n’aspire pas davantage à le quitter pour un climat plus favorable. Malgré les nombreuses maladies et les maux de toute sorte auxquels est exposé l’habitant de Darfour, il aime sa patrie, et non seulement il ne peut pas émigrer, mais il lui tarde de rentrer s’il se trouve à l’étranger… En règle générale, quelle que soit la misère matérielle dans laquelle vit un peuple, il ne laisse pas de tenir son pays pour le meilleur du monde, son genre de vie pour le plus fécond en plaisirs qu’il y ait, et il se regarde lui-même comme le premier de tous les peuples. Cette conviction paraît régner généralement chez les peuples de nègres[1]. » Aussi, dans les pays qui, comme tant de contrées de l’Amérique, ont été exploités par les Européens, les indigènes croient fermement que les blancs n’ont quitté leur patrie que pour venir chercher le bonheur en Amérique. On cite bien l’exemple de quelques jeunes sauvages qu’une inquiétude maladive poussa hors de chez eux à la recherche du bonheur ; mais ce sont des exceptions très rares.

Il est vrai que des observateurs nous ont parfois dépeint la vie des sociétés inférieures sous un tout autre aspect. Mais c’est qu’ils ont pris leurs propres impressions pour celles des indigènes. Or,

  1. Waitz, Anthropologie, I, 346.