Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/288

Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’autre, suivant les circonstances et les besoins qui le poussent ; l’homme civilisé se donne tout entier à une tâche, toujours la même, et qui offre d’autant moins de variété qu’elle, est plus restreinte. L’organisation implique nécessairement une absolue régularité dans les habitudes, car un changement ne peut pas avoir lieu dans la manière dont fonctionne un organe sans que, par contre-coup, tout l’organisme en soit affecté. Par ce côté, notre vie offre à l’imprévu une moindre part, en même temps que, par son instabilité plus grande, elle enlève à la jouissance une partie de la sécurité dont elle a besoin.

Il est vrai que notre système nerveux, devenu plus délicat, est accessible à de faibles excitations qui ne touchaient pas celui de nos pères, parce qu’il était trop grossier. Mais aussi, bien des irritants qui étaient agréables sont devenus trop forts pour nous et, par conséquent, douloureux. Si nous sommes sensibles à plus de plaisirs, nous le sommes aussi à plus de douleurs. D’autre part, s’il est vrai que, toutes choses égales, la souffrance produit dans l’organisme un retentissement plus profond que la joie[1], qu’un excitant désagréable nous affecte plus douloureusement qu’un excitant agréable de même intensité ne nous cause de plaisir, cette plus grande sensibilité pourrait bien être plus contraire que favorable au bonheur. En fait, les systèmes nerveux très affinés vivent dans la douleur et finissent même par s’y attacher. N’est-il pas très remarquable que le culte fondamental des religions les plus civilisées soit celui de la souffrance humaine ? Sans doute, pour que la vie puisse se maintenir, il faut, aujourd’hui comme autrefois, que, dans la moyenne des cas, les plaisirs l’emportent sur les douleurs. Mais il n’est pas certain que cet excédent soit devenu plus considérable.

Enfin et surtout, il n’est pas prouvé que cet excédent donne jamais la mesure du bonheur. Sans doute, en ces questions obscures et encore mal étudiées, on ne peut rien affirmer avec

  1. V. Hartmann Philosophie de l’inconscient, II.