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puissance productive du travail, ce n’était pas pour conquérir des biens qui étaient pour eux sans valeur. Pour les apprécier, il leur eût fallu d’abord contracter des goûts et des habitudes qu’ils n’avaient pas, c’est-à-dire changer leur nature.

C’est en effet ce qu’ils ont fait, comme le montre l’histoire des transformations par lesquelles a passé l’humanité. Pour que le besoin d’un plus grand bonheur put rendre compte du développement de la division du travail, il faudrait donc qu’il fût aussi la cause des changements qui se sont progressivement accomplis dans la nature humaine, que les hommes se fussent transformés afin de devenir plus heureux.

Mais, à supposer même que ces transformations aient eu finalement un tel résultat, il est impossible qu’elles se soient produites dans ce but, et, par conséquent, elles dépendent d’une autre cause.

En effet, un changement d’existence, qu’il soit brusque ou préparé, constitue toujours une crise douloureuse, car il fait violence à des instincts acquis qui résistent. Tout le passé nous retient en arrière, alors même que les plus belles perspectives nous attirent en avant. C’est une opération toujours laborieuse que de déraciner des habitudes que le temps a fixées et organisées en nous. Il est possible que la vie sédentaire offre plus de chances de bonheur que la vie nomade ; mais quand, depuis des siècles, on n’en a pas mené d’autre que cette dernière, on ne s’en défait pas aisément. Aussi, pour peu que de telles transformations soient profondes, une vie individuelle ne suffit pas à les accomplir. Ce n’est pas assez d’une génération pour défaire l’œuvre des générations, pour mettre un homme nouveau à la place de l’ancien. Dans l’état actuel de nos sociétés, le travail n’est pas seulement utile, il est nécessaire ; tout le monde le sent bien, et voilà longtemps déjà que cette nécessité est ressentie. Cependant, ils sont encore relativement rares ceux qui trouvent leur plaisir dans un travail régulier et persistant. Pour la plupart des hommes, c’est encore une servitude insupportable ;