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sons trop de nos forces pour le superflu, il n’en reste plus assez pour le nécessaire. Quand on fait trop grande la place de l’imagination en morale, les tâches obligatoires sont nécessairement négligées. Toute discipline même parait intolérable quand on a trop pris l’habitude d’agir sans autres règles que celles qu’on se fait à soi-même. Trop d’idéalisme et d’élévation morale font souvent que l’homme n’a plus de goût à remplir ses devoirs quotidiens.

On en peut dire autant de toute activité esthétique d’une manière générale ; elle n’est saine que si elle est modérée. Le besoin de jouer, d’agir sans but et pour le plaisir d’agir, ne peut être développé au delà d’un certain point sans qu’on se déprenne de la vie sérieuse. Une trop grande sensibilité artistique est un phénomène maladif qui ne peut pas se généraliser sans danger pour la société. La limite au delà de laquelle l’excès commence est d’ailleurs variable, suivant les peuples ou les milieux sociaux : elle commence d’autant plus tôt que la société est moins avancée ou le milieu moins cultivé. Le laboureur, s’il est en harmonie avec ses conditions d’existence, est et doit être fermé à des plaisirs esthétiques qui sont normaux chez le lettré, et il en est de même du sauvage par rapport au civilisé.

S’il en est ainsi du luxe de l’esprit, à plus forte raison en est-il de même du luxe matériel. Il y a donc une intensité normale de tous nos besoins, intellectuels, moraux, aussi bien que physiques, qui ne peut être outrepassée. À chaque moment de l’histoire, notre soif de science, d’art, de bien-être est définie comme nos appétits, et tout ce qui va au delà de cette mesure nous laisse indifférents ou nous fait souffrir. Voilà ce qu’on oublie trop quand on compare le bonheur de nos pères avec le nôtre. On raisonne comme si tous nos plaisirs avaient pu être leurs ; alors, en songeant à tous ces raffinements de la civilisation dont nous jouissons et qu’ils ne connaissaient pas, on se sent enclin à plaindre leur sort. Ou oublie qu’ils n’étaient pas aptes à les goûter. Si donc ils se sont tant tourmentés pour accroître la