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de chaque individu, il y a pour les idées claires, les opinions réfléchies, en un mot pour la science, une place déterminée au delà de laquelle elle ne peut pas s’étendre normalement.

Il en est de même de la moralité. Chaque peuple a sa morale, qui est déterminée par les conditions dans lesquelles il vit. On ne peut donc lui en inculquer une autre, si élevée qu’elle soit, sans le désorganiser, et de tels troubles ne peuvent pas ne pas être douloureusement ressentis par les particuliers. Mais la morale de chaque société, prise en elle-même, ne comporte-t-elle pas un développement indéfini des vertus qu’elle recommande ? Nullement. Agir moralement, c’est faire son devoir, et tout devoir est défini. Il est limité par les autres devoirs : on ne peut se donner trop complètement à autrui sans s’abandonner soi-même ; on ne peut développer à l’excès sa personnalité sans tomber dans l’égoïsme. D’autre part, l’ensemble de nos devoirs est lui-même limité par les autres exigences de notre nature. S’il est nécessaire que certaines formes de la conduite soient soumises à cette réglementation impérative qui est caractéristique de la moralité, il en est d’autres, au contraire, qui y sont naturellement réfractaires et qui pourtant sont essentielles. La morale ne peut régenter outre mesure les fonctions industrielles, commerciales, etc., sans les paralyser, et cependant elles sont vitales ; ainsi, considérer la richesse comme immorale n’est pas une erreur moins funeste que de voir dans la richesse le bien par excellence. Il peut donc y avoir des excès de morale, dont la morale d’ailleurs est la première à souffrir ; car, comme elle a pour objet immédiat de régler notre vie temporelle, elle ne peut nous en détourner sans tarir elle-même la matière à laquelle elle s’applique.

Il est vrai que l’activité esthético-morale, parce qu’elle n’est pas réglée, paraît affranchie de tout frein et de toute limitation. Mais, en réalité, elle est étroitement circonscrite par l’activité proprement morale ; car elle ne peut dépasser une certaine mesure qu’au détriment de la moralité. Si nous dépen-