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ne pouvait commencer à devenir sensible que quand la division du travail était déjà très avancée.

D’après la théorie la plus répandue, elle n’aurait d’autre origine que le désir qu’a l’homme d’accroître sans cesse son bonheur. On sait en effet que, plus le travail se divise, plus le rendement en est élevé. Les ressources qu’il met à notre disposition sont plus abondantes ; elles sont aussi de meilleure qualité. La science se fait mieux, et plus vite ; les œuvres d’art sont plus nombreuses et plus raffinées ; l’industrie produit plus et les produits en sont plus parfaits. Or, l’homme a besoin de toutes ces choses ; il semble donc qu’il doive être d’autant plus heureux qu’il en possède davantage, et, par conséquent, qu’il soit naturellement incité à les rechercher.

Cela posé, on explique aisément la régularité avec laquelle progresse la division du travail ; il suffit, dit-on, qu’un concours de circonstances, qu’il est facile d’imaginer, ait averti les hommes de quelques-uns de ces avantages, pour qu’ils aient cherché à l’étendre toujours plus loin, afin d’en tirer tout le profit possible. Elle progresserait donc sous l’influence de causes exclusivement individuelles et psychologiques. Pour en faire la théorie, il ne serait pas nécessaire d’observer les sociétés et leur structure : l’instinct le plus simple et le plus fondamental du cœur humain suffirait à en rendre compte. C’est le besoin du bonheur qui pousserait l’individu à se spécialiser de plus en plus. Sans doute, comme toute spécialisation suppose la présence simultanée de plusieurs individus et leur concours, elle n’est pas possible sans une société. Mais, au lieu d’en être la cause déterminante, la société serait seulement le moyen par lequel elle se réalise, la matière nécessaire à l’organisation du travail divisé. Elle serait même un effet du phénomène plutôt que sa cause. Ne répète-t-on pas sans cesse que c’est le besoin de la coopération qui a donné naissance aux sociétés ? Celles-ci se seraient donc formées pour que le travail put se diviser, bien loin qu’il se fût divisé pour des raisons sociales ?