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tez-vous l’instant où la société se contracte : si l’adhésion est unanime, le contenu de toutes les consciences est identique. Donc, dans la mesure où la solidarité sociale provient d’une telle cause, elle n’a aucun rapport avec la division du travail.

Surtout rien ne ressemble moins à cette solidarité spontanée et automatique qui, suivant M. Spencer, distingue les sociétés industrielles ; car il voit, au contraire, dans cette poursuite consciente des fins sociales, la caractéristique des sociétés militaires[1]. Un tel contrat suppose que tous les individus peuvent se représenter les conditions générales de la vie collective afin de faire un choix en connaissance de cause. Or, M. Spencer sait bien qu’une telle représentation dépasse la science dans son état actuel, et par conséquent la conscience. Il est tellement convaincu de la vanité de la réflexion quand elle s’applique à de telles matières, qu’il veut les soustraire même à celle du législateur, bien loin de les soumettre à l’opinion commune. Il estime que la vie sociale, comme toute vie en général, ne peut s’organiser naturellement que par une adaptation inconsciente et spontanée, sous la pression immédiate des besoins et non d’après un plan médité de l’intelligence réfléchie. Il ne songe donc pas que les sociétés supérieures puissent se construire d’après un programme solennellement débattu.

Aussi bien la conception du contrat social est-elle aujourd’hui bien difficile à défendre, car elle est sans rapport avec les faits. L’observateur ne la rencontre pour ainsi dire pas sur son chemin. Non seulement il n’y a pas de sociétés qui aient une telle origine, mais il n’en est pas dont la structure présente la moindre trace d’une organisation contractuelle. Ce n’est donc ni un fait acquis à l’histoire, ni une tendance qui se dégage du développement historique. Aussi, pour rajeunir cette doctrine et lui redonner quelque crédit, a-t-il fallu qualifier de contrat l’adhésion que chaque individu, une fois adulte, donne à la société où

  1. Sociol., iii, p. 332 et suiv. — V. aussi L’Individu contre l’État, passim.