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tives de la philosophie du XVIIIe siècle, et aussi contre certaines doctrines religieuses, pour démontrer avec plus d’éclat que le paradis perdu n’est pas derrière nous et que notre passé n’a rien que nous devions regretter, on croit devoir l’assombrir et le rabaisser systématiquement. Rien n’est moins scientifique que ce parti pris en sens contraire. Si les hypothèses de Darwin sont utilisables en morale, c’est encore avec plus de réserve et de mesure que dans les autres sciences. Elles font en effet abstraction de l’élément essentiel de la vie morale, à savoir de l’influence modératrice que la société exerce sur ses membres et qui tempère et neutralise l’action brutale de la lutte pour la vie et de la sélection. Partout où il y a des sociétés, il y a de l’altruisme parce qu’il y a de la solidarité.

Aussi le trouvons-nous dès le début de l’humanité et même sous une forme vraiment intempérante ; car ces privations que le sauvage s’impose pour obéir à la tradition religieuse, l’abnégation avec laquelle il sacrifie sa vie dès que la société en réclame le sacrifice, le penchant irrésistible qui entraîne la veuve de l’Inde à suivre son mari dans la mort, le Gaulois à ne pas survivre à son chef de clan, le vieux Celte à débarrasser ses compagnons d’une bouche inutile par une fin volontaire, tout cela n’est-ce pas de l’altruisme ? On traitera ces pratiques de superstitions ? Qu’importe, pourvu qu’elles témoignent d’une aptitude à se donner ? Et d’ailleurs, où commencent et où finissent les superstitions ? On serait bien embarrassé de répondre et de donner du fait une définition scientifique. N’est-ce pas aussi une superstition que l’attachement que nous éprouvons pour les lieux où nous avons vécu, pour les personnes avec lesquelles nous avons eu des relations durables ? Et pourtant cette puissance de s’attacher n’est-elle pas l’indice d’une saine constitution morale ? À parler rigoureusement, toute la vie de la sensibilité n’est faite que de superstitions, puisqu’elle précède et domine le jugement plus qu’elle n’en dépend.

Scientifiquement, une conduite est égoïste dans la mesure ou