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naturel des peuplades primitives était une sorte d’individualisme précoce, on ne voit pas comment elles auraient pu si facilement s’assujettir à l’autorité despotique d’un chef, partout où cela a été nécessaire. Les idées, les mœurs, les institutions mêmes auraient dû s’opposer à une transformation aussi radicale. Au contraire, tout s’explique une fois qu’on s’est bien rendu compte de la nature de ces sociétés ; car alors ce changement n’est plus aussi profond qu’il en a l’air. Les individus, au lieu de se subordonner au groupe, se sont subordonnés à celui qui le représentait, et comme l’autorité collective, quand elle était diffuse, était absolue, celle du chef, qui n’est qu’une organisation de la précédente, prit naturellement le même caractère.

Bien loin qu’on puisse faire dater de l’institution d’un pouvoir despotique l’effacement de l’individu, il faut au contraire y voir le premier pas qui ait été fait dans la voie de l’individualisme. Les chefs sont en effet les premières personnalités individuelles qui se soient dégagées de la masse sociale. Leur situation exceptionnelle, les mettant hors de pair, leur crée une physionomie distincte et leur confère par suite une individualité. Dominant la société, ils ne sont plus astreints à en suivre tous les mouvements. Sans doute, c’est du groupe qu’ils tirent leur force ; mais une fois que celle-ci est organisée, elle devient autonome et les rend capables d’une activité personnelle. Une source d’initiative se trouve donc ouverte, qui n’existait pas jusque-là. Il y a désormais quelqu’un qui peut produire du nouveau et même, dans une certaine mesure, déroger aux usages collectifs. L’équilibre est rompu[1].


Si nous avons insisté sur ce point, c’est pour établir deux propositions importantes.

En premier lieu, toutes les fois qu’on se trouve en présence

  1. On trouve ici une confirmation de la proposition énoncée déjà plus haut, p. 89. et qui fait de la force gouvernementale une émanation de la vie inhérente à la conscience collective.