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conjectures[1] à reconstituer les faits que ces écrivains nous ont inexactement rapportés, mais l’inexactitude de leur récit n’est pas douteuse.

Quant aux homicides dont parle M. Lombroso, ils sont toujours accomplis dans des circonstances exceptionnelles. Ce sont tantôt des fais de guerre, tantôt des sacrifices religieux ou le résultat du pouvoir absolu qu’exerce soit un despote barbare sur ses sujets, soit un père sur ses enfants. Or, ce qu’il faudrait démontrer, c’est l’absence de toute règle qui, en principe, proscrive le meurtre ; parmi ces exemples particulièrement extraordinaires, il n’en est pas un qui comporte une telle conclusion. Le fait que, dans des conditions spéciales, il est dérogé à cette règle, ne prouve pas qu’elle n’existe pas. Est-ce que, d’ailleurs, de pareilles exceptions ne se rencontrent pas même dans nos sociétés contemporaines ? Est-ce que le général qui envoie un régiment à une mort certaine pour sauver le reste de l’armée agit autrement que le prêtre qui immole une victime pour apaiser le dieu national ? Est-ce qu’on ne tue pas à la guerre ? Est-ce que le mari qui met à mort la femme adultère ne jouit pas, dans certains cas, d’une impunité relative, quand elle n’est pas absolue ? La sympathie dont meurtriers et voleurs sont parfois l’objet n’est pas plus démonstrative. Les individus peuvent admirer le courage de l’homme sans que l’acte soit toléré en principe.

Au reste, la conception qui sert de base à cette doctrine est contradictoire dans les termes. Elle suppose, en effet, que les peuples primitifs sont destitués de toute moralité. Or, du moment que des hommes forment une société, si rudimentaire qu’elle soit, il y a nécessairement des règles qui président à leurs relations et, par conséquent, une morale qui, pour ne pas ressembler à la nôtre, n’en existe pas moins. D’autre part, s’il est une règle commune à toutes ces morales, c’est certainement celle qui pro-

  1. Les conjectures sont faciles. (V. Thonissen et Tarde, Criminalité p. 40.)