Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/200

Cette page a été validée par deux contributeurs.

que même le vol et le meurtre y étaient honorés. M. Lombroso a essayé récemment de reprendre cette thèse. Il a soutenu « que le crime, chez le sauvage, n’est pas une exception, mais la règle générale… qu’il n’y est considéré par personne comme un crime[1]. » Mais, à l’appui de cette affirmation, il ne cite que quelques faits rares et équivoques qu’il interprète sans critique. C’est ainsi qu’il en est réduit à identifier le vol avec la pratique du communisme ou avec le brigandage international[2]. Or, de ce que la propriété est indivise entre tous les membres du groupe, il ne suit pas du tout que le droit au vol soit reconnu ; il ne peut même y avoir vol que dans la mesure où il y a propriété[3]. De même, de ce qu’une société ne trouve pas révoltant le pillage aux dépens des nations voisines, on ne peut pas conclure qu’elle tolère les mêmes pratiques dans ses relations intérieures et ne protège pas ses nationaux les uns contre les autres. Or, c’est l’impunité du brigandage interne qu’il faudrait établir. Il y a, il est vrai, un texte de Diodore et un autre d’Aulu-Gelle[4] qui pourraient faire croire qu’une telle licence a existé dans l’ancienne Égypte. Mais ces textes sont contredits par tout ce que nous savons sur la civilisation égyptienne : « Comment admettre, dit très justement M. Thonissen, la tolérance du vol dans un pays où… les lois prononçaient la peine de mort contre celui qui vivait de gains illicites ; où la simple altération d’un poids ou d’une mesure était punie de la perte des deux mains[5] ? » On peut chercher par voie de

  1. L’homme criminel, tr. fr., p. 36.
  2. « Même chez les peuples civilisés, dit M. Lombroso à l’appui de son dire, la propriété privée fut longue à s’établir. » P. 36, in fine.
  3. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier pour juger de certaines idées des peuples primitifs sur le vol. Là où le communisme est récent, le lien entre la chose et la personne est encore faible, c’est-à-dire que le droit de l’individu sur sa chose n’est pas aussi fort qu’aujourd’hui, ni, par suite, les attentats contre ce droit aussi graves. Ce n’est pas que le vol soit toléré pour autant ; il n’existe pas dans la mesure où la propriété privée n’existe pas.
  4. Diodore, I, 39 ; Aulu-Gelle, Noctes Atticæ, XI, 18.
  5. Thonissen, Études, etc., I, 168,