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de la force ; ils sont aussi provisoires et précaires que les traités qui mettent fin aux guerres internationales. Les hommes n’ont besoin de la paix, que dans la mesure où ils sont unis déjà par quelque lien de sociabilité. Dans ce cas, en effet, les sentiments qui les inclinent les uns vers les autres modèrent tout naturellement les emportements de l’égoïsme, et d’un autre côté, la société qui les enveloppe, ne pouvant vivre qu’à condition de n’être pas à chaque instant secouée par des conflits, pèse sur eux de tout son poids pour les obliger à se faire les concessions nécessaires. Il est vrai qu’on voit parfois des sociétés indépendantes s’entendre pour déterminer l’étendue de leurs droits respectifs sur les choses, c’est-à-dire de leurs territoires. Mais justement, l’extrême instabilité de ces relations est la meilleure preuve que la solidarité négative ne peut pas se suffire à elle seule. Si aujourd’hui, entre peuples cultivés, elle semble avoir plus de force ; si cette partie du droit international qui règle ce qu’on pourrait appeler les droits réels des sociétés européennes a peut-être plus d’autorité qu’autrefois, c’est que les différentes nations de l’Europe sont aussi beaucoup moins indépendantes les unes des autres, c’est que, par certains côtés, elles font toutes partie d’une même société, encore incohérente, il est vrai, mais qui prend de plus en plus conscience de soi. Ce qu’on appelle l’équilibre européen est un commencement d’organisation de cette société.

Il est d’usage de distinguer avec soin la justice de la charité, c’est-à-dire le simple respect des droits d’autrui de tout acte qui dépasse cette vertu purement négative. On voit dans ces deux sortes de pratiques comme deux couches indépendantes de la morale : la justice à elle seule en formerait les assises fondamentales, la charité en serait le couronnement. La distinction est si radicale que, d’après les partisans d’une certaine morale, la justice seule serait nécessaire au bon fonctionnement de la vie sociale ; le désintéressement ne serait guère qu’une vertu privée, qu’il est beau, pour le particulier, de poursuivre, mais