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minée, elle est un obstacle insurmontable, non seulement pour les sciences psychologiques et sociales, mais pour toutes les sciences ; car, comme les volitions humaines sont toujours liées à quelques mouvements extérieurs, elle rend le déterminisme tout aussi inintelligible au dehors de nous qu’au dedans. Cependant, nul ne conteste la possibilité des sciences physiques et naturelles. Nous réclamons le même droit pour notre science[1].

Ainsi entendue, cette science n’est en opposition avec aucune espèce de philosophie, car elle se place sur un tout autre terrain. Il est possible que la morale ait quelque fin transcendante que l’expérience ne peut atteindre ; c’est affaire au métaphysicien de s’en occuper. Mais ce qui est avant tout certain, c’est qu’elle se développe dans l’histoire et sous l’empire de causes historiques, c’est qu’elle a une fonction dans notre vie temporelle. Si elle est telle ou telle à un moment donné, c’est que les conditions dans lesquelles vivent alors les hommes ne permettent pas qu’elle soit autrement, et la preuve en est qu’elle change quand ces conditions changent, et seulement dans ce cas. Il n’est plus aujourd’hui possible de croire que l’évolution morale consiste dans le développement d’une même idée qui, confuse et indécise chez l’homme primitif, s’éclaire et se précise peu à peu par le progrès spontané des lumières. Si les anciens Romains n’avaient pas la large conception que nous avons aujourd’hui de l’humanité, ce n’est pas par suite d’une erreur due à l’étroitesse de leur intelligence ; mais c’est que de pareilles

  1. On nous a reproché (Beudant, Le Droit individuel et l’État, p. 244) d’avoir quelque part qualifié de subtile cette question de la liberté. L’expression n’avait dans notre bouche rien de dédaigneux. Si nous écartons ce problème, c’est uniquement parce que la solution qu’on en donne, quelle qu’elle soit, ne peut faire obstacle à nos recherches.