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souvent une intensité qui n’est pas en rapport avec leur utilité, parce qu’elle leur vient en partie d’autres causes. Il en est de même des passions collectives. Tous les actes qui les froissent ne sont donc pas dangereux par eux-mêmes ou, du moins, ne sont pas aussi dangereux qu’ils sont réprouvés. Cependant, la réprobation dont ils sont l’objet ne laisse pas d’avoir une raison d’être ; car, quelle que soit l’origine de ces sentiments, une fois qu’ils font partie du type collectif, et surtout s’ils en sont des éléments essentiels, tout ce qui contribue à les ébranler ébranle du même coup la cohésion sociale et compromet la société. Il n’était pas du tout utile qu’ils prissent naissance ; mais une fois qu’ils ont duré, il devient nécessaire qu’ils persistent malgré leur irrationalité. Voilà pourquoi il est bon, en général, que les actes qui les offensent ne soient pas tolérés. Sans doute, en raisonnant dans l’abstrait, on peut bien démontrer qu’il n’y a pas de raison pour qu’une société défende de manger telle ou telle viande, par soi-même inoffensive. Mais une fois que l’horreur de cet aliment est devenue partie intégrante de la conscience commune, elle ne peut disparaître sans que le lien social se détende, et c’est ce que les consciences saines sentent obscurément[1].

Il en est de même de la peine. Quoiqu’elle procède d’une réaction toute mécanique, de mouvements passionnels et en grande partie irréfléchis elle ne laisse pas de jouer un rôle utile. Seulement ce rôle n’est pas là où on le voit d’ordinaire. Elle ne sert pas ou ne sert que très secondairement à corriger le coupable ou à intimider ses imitateurs possibles ; à ce double point de vue, son efficacité est justement douteuse et en tout cas médiocre. Sa vraie fonction est de maintenir intacte la cohésion

  1. Cela ne veut pas dire qu’il faille quand même conserver une règle pénale, parce que, à un moment donné, elle a correspondu à quelque sentiment collectif. Elle n’a de raison d’être que si ce dernier est encore vivant et énergique. S’il a disparu ou s’il s’est affaibli, rien n’est vain et même rien n’est mauvais comme d’essayer de la maintenir artificiellement et de force. Il peut même faire qu’il faille combattre une pratique qui a été commune, mais ne l’est plus et s’oppose à l’établissement de pratiques nouvelles et nécessaires. Mais nous n’avons pas à entrer dans cette question de casuistique.