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une telle aliénation. Les sentiments collectifs auxquels correspond le crime doivent donc se singulariser des autres par quelque propriété distinctive : ils doivent avoir une certaine intensité moyenne. Non seulement ils sont gravés dans toutes les consciences, mais ils y sont fortement gravés. Ce ne sont pas des velléités hésitantes et superficielles, mais des émotions et des tendances qui sont fortement enracinées en nous. Ce qui le prouve, c’est l’extrême lenteur avec laquelle le droit pénal évolue. Non seulement il se modifie plus difficilement que les mœurs, mais il est la partie du droit positif la plus réfractaire au changement. Que l’on observe, par exemple, ce qu’a fait le législateur depuis le commencement du siècle dans les différentes sphères de la vie juridique ; les innovations dans les matières de droit pénal sont extrêmement rares et restreintes, tandis qu’au contraire une multitude de dispositions nouvelles se sont introduites dans le droit civil, le droit commercial, le droit administratif et constitutionnel. Que l’on compare le droit pénal tel que la loi des XII Tables l’a fixé à Rome avec l’état où il se trouve à l’époque classique ; les changements que l’on constate sont bien peu de chose à côté de ceux qu’a subis le droit civil pendant le même temps. Dés l’époque des XII Tables, dit Mainz, les principaux crimes et délits sont constitués : « Durant dix générations, le catalogue des crimes publics ne fut augmenté que par quelques lois qui punissent le péculat, la brigue et peut-être le plagium[1]. » Quant aux délits privés, on n’en reconnut que deux nouveaux : la rapine (actio bonorum vi raptorum) et le dommage causé injustement (damnum injuria datum). On retrouve le même fait partout. Dans les sociétés inférieures, le droit, comme nous le verrons, est presque exclusivement pénal ; aussi est-il très stationnaire. D’une manière générale, le droit religieux est toujours répressif ; il est essentiellement conservateur. Cette fixité du droit pénal témoigne de la force de résistance des sentiments collec-

  1. Esquisse historique du droit criminel de l’ancienne Rome in Nouvelle Revue historique du droit français et étranger, 1882, p. 24 et 27.