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ÉDOUARD.

que tout lui était indifférent. Lorsqu’une telle manière de voir ne rend pas fort égoïste, elle développe le jugement, et accroît les facultés de l’intelligence. On voyait que son esprit avait été fort cultivé ; mais, pendant toute la traversée, je ne le vis jamais ouvrir un livre ; rien en apparence ne remplissait pour lui la longue oisiveté de nos jours. Assis sur un banc à l’arrière du vaisseau, il restait des heures entières appuyé sur le bordage à regarder fixement la longue trace que le navire faisait sur les flots. Un jour il me dit : Quel fidèle emblème de la vie ! ainsi nous creusons péniblement notre sillon dans cet océan de misère qui se referme après nous. — À votre âge, lui dis-je, comment voyez-vous le monde sous un jour si triste ? — On est vieux, dit-il, quand on n’a plus d’espérance. — Ne peut-elle donc renaître ? lui demandai-je. — Jamais, répondit-il. Puis, me regardant tristement : Vous avez pitié de moi, me dit-il, je le vois ; croyez que j’en suis touché, mais je ne puis vous ouvrir mon cœur, ne le désirez même pas, il n’y a point de remède à mes maux, et tout m’est inutile désormais, même un ami. — Il me quitta en prononçant ces dernières paroles. J’essayai peu de jours après de reprendre la même conversation ; je lui parlai d’une aventure de ma jeunesse ; je lui racontai comment les conseils d’un ami m’avaient épargné une grande faute.