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ÉDOUARD.

veillance avait survécu à d’autres qualités éteintes par le chagrin. Habituellement distrait, il n’attendait ni retour ni profit pour lui-même de rien de ce qu’il faisait. Cette facilité à vivre, qui vient du malheur, a quelque chose de touchant ; elle inspire plus de pitié que les plaintes les plus éloquentes. Je cherchais à me rapprocher de ce jeune homme ; mais, malgré l’espèce d’intimité forcée qu’amène la vie d’un vaisseau, je n’avançais pas. Lorsque j’allais m’asseoir auprès de lui, et que je lui adressais la parole, il répondait à mes questions ; et si elles ne touchaient à aucun des sentiments intimes du cœur, mais aux rapports vagues de la société, il ajoutait quelquefois une réflexion, mais dès que je voulais entrer dans le sujet des passions, ou des souffrances de l’âme, ce qui m’arrivait souvent, dans l’intention d’amener quelque confiance de sa part, il se levait, il s’éloignait, ou sa physionomie devenait si sombre que je ne me sentais pas le courage de continuer. Ce qu’il me montrait de lui aurait suffi de la part de tout autre, car il avait un esprit singulièrement original ; il ne voyait rien d’une manière commune, et cela venait de ce que la vanité n’était jamais mêlée à aucun de ses jugements. Il était l’homme le plus indépendant que j’aie connu ; le malheur l’avait rendu comme étranger aux autres hommes ; il était juste parce qu’il était impartial, et impartial parce