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Corbie marchait à grands pas et ses lèvres tremblaient. Sa nièce n’entendit pas ce qu’il dit d’abord, parce que sa voix était presque inarticulée. Henriette le contempla, et, soit qu’elle ne l’eût jamais bien regardé, soit que le personnage, sous l’empire d’une vive sensation, fût plus fortement accentué, elle se rendit compte pour la première fois de l’aspect de Corbie Gérard, petit, trapu, habillé de gris et secouant une grosse tête bouffie, rouge, noire et grise, éclairée par des yeux rusés, méchants et vides en même temps ; une pensée bouffonnement sérieuse la tourmenta : « Mon oncle est trop court, » se dit-elle en l’examinant.

« Eh bien ! comment vous trouvez-vous, Henriette ? » dit-il.

Elle ne répondit pas. Corbie n’eut pas l’air de vouloir continuer ; il la regardait, puis détournait les yeux, puis les ramenait, et des gouttes de sueur rendaient son front tout brillant.

Au bout d’un instant il ouvrit la bouche, mais il s’arrêta : le gros homme n’avait pas encore trouvé ce qu’il voulait dire ; enfin il le trouva et reprit :

« Je ne sais si on a voulu me flatter, ou si on m’a dit la vérité, mais ils ont prétendu à table que j’avais l’air d’un homme de trente-huit ans. »

Henriette, tout imprégnée de la vue des vingt ans d’Émile, trouvait que son oncle paraissait en avoir plus de soixante ; cependant elle répondit :

« Vous êtes bien conservé !

— Bien conservé s’écria Corbie en faisant une demi-grimace ; un homme de trente-huit ans est jeune. En avoir l’apparence, c’est en avoir l’âge.

— Oui, dit Henriette, mais il y a une différence d’idées.

— Entre nous ? demanda Corbie qui se croyait déjà compris.

— Entre nous ? qui ? dit Henriette.

— Eh bien que vouliez-vous dire ? s’écria Corbie.

— Je veux dire que, quoiqu’il puisse être agréable de ne paraître avoir que trente-huit ans, on n’en a pas moins les idées d’un homme de cinquante.