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une lettre de la sous-préfecture, sèche et menaçante : « Monsieur Germain est instamment prié de vouloir bien expédier la besogne qu’il a laissée en retard sur son bureau depuis le commencement de la semaine. Ses collègues sont trop occupés de leurs propres travaux pour pouvoir se charger des siens. »

Émile n’osa pas résister, ou plutôt il eut ce bon sens ; il se rendit à son bureau, avec colère, et en même temps décidé à soulever des montagnes d’ouvrage pour apaiser et sa conscience et le mécontentement du chef. Il travailla comme un lutteur, gagnant à cet excès de ne pas penser à Henriette qui l’avait attendu. Mais la soirée fut pleine de toute la tristesse que le travail avait refoulée ; Émile ne put ni lire, ni écrire, ni dormir ; les pieds lui brûlaient, et il craignit d’être accusé par la jeune fille ; d’anciennes rages contre sa pauvreté revinrent le secouer et le tirailler cruellement, et il aurait voulu être débarrassé de tous ces soucis. La vie n’est pas heureuse ! pensée dangereuse qui voltigea plusieurs fois dans sa chambre. L’amour ne lui apparaissait plus cette fontaine de joies sans cesse jaillissantes qu’il avait tant entendu célébrer, et il voyait l’inquiétude, l’amertume, l’impuissance, muettes, tristes et grimaçantes, assises tout autour.

Les entrevues des deux jeunes gens ne pouvaient avoir lieu avec la régularité du cours d’un petit ruisseau clair qui coule sans être troublé, et de grands tourments commencèrent à s’abattre sur eux lorsqu’il leur arriva de ne pas se rencontrer. Ils s’imaginaient malades, ou oublieux, ou bien partis pour toujours, et les nuits leur devenaient cruelles quand ils songeaient que leurs premières joies allaient être brisées et perdues. Mais, lorsqu’après ces alarmes ils se revoyaient, le bonheur était plus grand et la confiance dans le sort plus complète.

Henriette éprouvait une secrète terreur devant Émile depuis le terrible baiser, et elle était à la fois troublée par l’instinct d’un danger inconnu et par l’obligation de s’en préserver. Elle pressa Émile de s’occuper du mariage, dont il n’avait pas reparlé.

« Quand comptez-vous donc aller chez ma mère ? demanda-