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caractère et ses sentiments. Rapprochant ces divers petits faits, qu’Henriette lui avait peint son portrait, qu’elle le regardait souvent, plaisantait avec lui, tenait à connaître son avis sur les romances qu’elle chantait, les figures qu’elle dessinait, Corbie imaginait qu’elle le distinguait. Il se disait que les oncles épousaient les nièces fréquemment. Une seule chose l’inquiétait : il n’avait que 4,000 fr. de rentes, et les vues de son frère et de sa belle-sœur s’élevaient à un beaucoup plus riche parti pour leur fille. Aussi n’avait-il jamais osé leur ouvrir son cœur à ce sujet ; mais, persuadé qu’Henriette serait ravie d’un tel mariage, il jugeait qu’étant ainsi deux à le vouloir, on ne contrarierait pas leur vœu commun.

Néanmoins sa timidité s’opposait à ce qu’il tentât aucune ouverture auprès de sa nièce, dont la supériorité lui inspirait du respect, lorsqu’une conversation qui eut lieu chez madame Gérard vint le remplir de confiance et de hardiesse.

Le gros homme s’était trouvé à une des réceptions de sa belle-sœur, où la conversation tomba sur le cœur et l’esprit, la jeunesse et la vieillesse. On épuisa tout La Rochefoucauld, je crois ; jeunes gens ardents, vieillards spirituels et femmes intelligentes, tout le monde venait chez madame Gérard pour causer, et on y causait consciencieusement, comme si on avait joué à ces jeux, si chers à la province, qu’on appelle la syllabe, la sellette, etc. Cette conversation émut beaucoup Corbie, et il lança enfin, avec anxiété, une question qui habitait depuis longtemps dans son sein.

« N’y a-t-il pas, dit-il, des gens qui conservent longtemps le cœur et l’esprit jeunes, quoiqu’ils puissent passer, par leur âge, pour n’être plus jeunes ?

— Certainement, s’écria madame Gérard, qui avait l’air de Corinne, cela se voit, et on le reconnaît à des signes manifestes, qui forment une loi immuable, presque sans exceptions. »

Corbie était tendu de toute son attente, comme un chien qui s’apprête à recevoir un os que suce son maître.

« En général, ajouta madame Gérard, le physique participe à ce printemps prolongé. On rencontre quelquefois des hommes semi-grisonnants, dont les cheveux noirs luttent avec