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compta que les circonstances l’inspireraient, et il retourna aux Tournelles.

Émile enjamba donc de nouveau son mur, ne se doutant pas, dans sa chevalerie, du côte comique de ces perpétuelles grimperies, qui rendaient son existence d’amoureux plus laborieuse que celle d’un mousse.

Depuis qu’Henriette savait qu’il pouvait y avoir sur terre un coin, un nid où aller après avoir quitté cette maison des Tournelles, dont il lui semblait qu’on avait remplacé les pierres par des plaques de fer brûlant, elle rêvait au moyen de se délivrer, et, comme un prisonnier qui, longtemps renfermé dans une cour étroite et sombre, aperçoit tout à coup une porte ouverte sur une campagne vaste et admirable, elle vit le mariage avec Émile lui apporter la liberté la plus douce et la plus chérie.

En trois jours, la tête des deux jeunes gens avait si bien marché qu’il aurait fallu une catastrophe pour les arrêter. Toutefois, quand il eut rejoint de nouveau Henriette, et après le bonjour souhaité, Émile se trouva si empêché de lui dire qu’il voulait se marier avec elle, qu’il resta silencieux, plein d’angoisse et de dépit. Elle-même ne parlait pas, réfléchissant à la même chose. Ils marchaient à côté l’un de l’autre.

Les amoureux n’aiment guère à ne pas parler ; le mot le plus insignifiant leur paraît préférable au silence. Entendre la voix ! cela vous touche par tout le corps comme une impression électrique, tandis que, dans le silence, on a toujours à craindre qu’il ne commence à se creuser quelque fossé sur lequel, plus tard, on ne pourra plus jeter un pont. En amour, tout devrait se passer par chants et par musique, comme à l’Opéra.

Au bout de deux minutes, Henriette dit à Émile

« À quoi pensez-vous ? »

Il fallut à celui-ci un grand effort pour arracher de ses lèvres cette réponse

« À vous. »

Henriette crut sentir une caresse en entendant ce mot. Toutes les sensations chastes les plus voluptueuses ne peuvent se comparer à ce qu’elle éprouva.