Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/271

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lée, porte, et se retrouva sur la route, plus étourdi que s’il eût fumé de l’opium, et ne discernant pas encore s’il agissait réellement ou se débattait contre un cauchemar.

Perrin, toujours en faction et désolé d’avoir laissé violer la consigne, lui cria :

« Allez-vous-en ! »

Émile était si troublé qu’il obéit pour ainsi dire à cet ordre, qui correspondait à sa propre impulsion. Il s’éloigna d’une cinquantaine de pas et s’assit sur l’herbe. Perrin se mit derrière un arbre et prit des pierres, balançant à les lui jeter pour le faire partir, et épiant tous ses gestes avec l’attention brute d’un ours.

Émile reprit son sang-froid au grand air ; mais, lorsqu’il repassa tous les grains de sable qui l’avaient arrêté, il pleura de rage de n’avoir su voir Henriette, après être allé si loin avec tant de hardiesse.

« À quoi suis-je bon ? s’écria-t-il. Je n’avais cette fois que moi-même à dominer ; il n’y avait pas une madame Gérard pour me garrotter. Ah ! cela doit finir ! »

Perrin, qui le contemplait, imaginait des mystères malfaisants en ce jeune homme pâle, à gestes singuliers. Il en avait peur. Émile se releva, fit quelques pas du côté de Vieilleville, se retourna, regarda les Tournelles auxquelles on eût dit qu’une longue corde l’attachait, et revint de nouveau se jeter sur l’herbe. Il voulait rester là jusqu’au milieu de la nuit, sans manger, sans dormir, avec l’arrière-intention de se punir, de se mortifier par là. Il pensa à se tuer, se fit le tableau de ce que sa vie aurait pu être s’il avait épousé Henriette, s’épuisa en mille puérilités de désespoir intérieur.

Aristide revint tard de la ville, où il avait joué au billard avec Corbie et une autre personne, au lieu d’aller à la messe. Perrin lui conta que le jeune homme avait tourné toute la journée et qu’il était couché près de là.

« Il fallait lui donner une roulée ! dit Aristide, qui possédait l’organe de la combativité.

— Ça doit être un fou ! dit Perrin.

— Mène-moi où il est. »

Aristide et Perrin se dirigèrent vers Émile.