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affaire individuelle, c’est une affaire sociale qui intéresse tous les voisins de M. Gérard, tout le pays. Il s’agit de savoir si la droiture triomphera de la malhonnêteté.

— Voyez, Madame, reprit l’avocat, qui n’approuvait pas le point de vue de madame Gérard, parce qu’il n’y avait pas songé, ne vous ai-je pas devinée ? Veuillez écouter encore ce passage de mon plaidoyer : « S’adresser à la loi, cette grande protectrice de l’humanité, pareille à un chêne à l’ombre bienfaisante duquel s’épanouit la société, voilà le devoir de l’honnête homme injustement frustré. M. Gérard n’a pas faibli une seule fois dans l’épreuve qui lui était imposée !… »

— Oh ! répondit madame Gérard un peu dédaigneusement, tout cela est bon, mais il faut parler au tribunal comme je vous dis ; c’est plus net, et cela place la cause sur un terrain plus large.

— C’est bien ce qui ressort de mon plaidoyer, dit M. Vieuxnoir en tapant sur les feuillets jaunes.

— Pas assez encore, reprit madame Gérard : les juges perdent souvent contenance devant les mots inutiles. »

L’avocat se leva et s’écria d’une voix glapissante qui indiquait toute son émotion : « Des mots inutiles ! Veuillez m’en citer un seul dans mon plaidoyer ; il y a vingt ans que plaide, et je ne mets pas un mot dans mes plaidoyers qui n’ait sa raison d’être.

— C’est égal, dit madame Gérard, il faudrait pouvoir plaider sa cause soi-même. »

Le nez à lunettes d’or se mit à rire ironiquement : « Voilà bien les clients ! s’écria-t-il de nouveau, tandis qu’il faut une longue expérience des juges, de leur esprit, des habitudes légales ; il y a des choses qui ne s’acceptent pas ; voilà ce que vous ne savez pas, Madame. Croyez-moi, je n’ai jamais traité une cause avec tant de soin ; je connais mon tribunal et j’ai fait mon…

— Enfin, répliqua madame Gérard, le bon sens me prouve que j’ai saisi le nœud de cette affaire ; il est indispensable de reproduire les arguments que je vous ai indiqués ; j’y tiens essentiellement.

— Eh bien ! Madame, reprit M. Vieuxnoir, se rebiffant