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récits agressifs du président ; mais Pierre vengeur s’écria :

« Ah ! nous la connaissons cette histoire, vous nous l’avez déjà racontée dix fois ! »

M. de Neuville, qui venait de l’inventer et qui comptait tracasser son abbé, fut troublé par cette déclaration, et Pierre, lui enlevant la parole, dit à Mathéus :

« Vous êtes-vous occupé d’agriculture ? »

Mathéus commençait à ne plus savoir où il en était, l’idée du mariage semblant disparaître au milieu de ces propos interrompus. Quant à Henriette, elle aurait difficilement pénétré la vérité qu’on cachait si bien.

Depuis l’arrivée de Mathéus, Aristide était impressionné par la raideur et la gêne des mouvements de l’élégant vieillard. La perruque aussi le tourmentait. Il y avait un certain petit coin redressé au-dessus de l’oreille qui semblait indiscret et provoquait la main à le saisir et à le faire rentrer dans l’ordre. Il fallut à Aristide de l’héroïsme pour résister à cette tentation ; et si Perrin eût été là, nul doute qu’il ne l’eût embarqué dans une entreprise aussi inhospitalière. Aristide rêvait en outre au moyen de tâter le dos de Mathéus pour savoir s’il avait un corset.

Cependant, à la question de Pierre, Mathéus fut forcé de répondre.

« Je ne m’occupe que fort peu d’agriculture, dit-il, j’ai un régisseur. »

Et il recommença à regarder Henriette et à se soulever de sa chaise. Mais Pierre soupira et reprit :

« Ah ! si j’avais une belle terre comme la vôtre ! Moi qui vais créer une charrue dont les grandes propriétés retireront des résultats merveilleux ! Les petites propriétés ne sont que des chèvres rendant peu de services, tandis que les grandes sont des vaches grasses qui donnent à la fois le lait, la viande, le cuir, l’engrais et le travail. »

Mathéus s’efforçait péniblement de l’écouter, et tout son corps avait pris une singulière attitude penchée de côté qui indiquait une attraction vers la jeune fille et un désir de fuir les insupportables ennuis de l’entretien.