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gée par une longue fièvre, et montra à madame Gérard que ses calculs étaient bons, car leur effet destructeur commençait déjà.

« Émile ne m’a jamais aimé ! » pensa la jeune fille, qui sentait une douleur dans la poitrine.

« Il gardera le silence, sois tranquille, dit madame Gérard : il n’a rien à craindre. Sois aussi raisonnable que lui. Je comprends ton chagrin, on ne renonce pas du premier coup à ses petites joies. Tu verras que cela ne te paraîtra pas bien important dans quelques jours d’ici. Le plus grave est fait. »

Henriette aurait laissé parler sa mère pendant un jour ; un mot lui avait suffi : elle n’entendait, n’écoutait et ne répétait que celui-là.

Après quelques autres phrases banales, madame Gérard, qui n’était pas une grande consolatrice, quitta sa fille en lui conseillant de s’apaiser.

Dans le sein d’Henriette, une voix murmurait : « C’est impossible ! »

La jeune fille se mit machinalement à la fenêtre et regarda vers Villevieille. Elle vit la route. Émile avait fait ce chemin pendant deux mois, il ne le ferait plus ! Il l’avait fait quelquefois en courant d’une seule haleine, et était arrivé haletant, le front couvert d’une sueur chérie et sacrée. Il avait déchiré ses mains à la muraille, et près de cette muraille, les basses branches d’un arbre étaient encore pliées, gardant la trace de son passage, car il s’y suspendait presque chaque jour. Si la maison, les arbres, le pays, les gens de la maison s’étaient trouvés changés à la fois, Henriette aurait pu comprendre qu’elle cesserait de voir Émile ; mais toutes choses restaient les mêmes, et sa vie à elle seule changeait, sans secousse extérieure, sans tremblement de terre, sans une révolution, une catastrophe générale ! Tout ce qu’avait dit Émile serait faux ! Non, se dit-elle, on me trompe, on cherche à nous séparer.

Sur sa table il y avait du papier et une plume, elle songea à écrire une lettre et se mit à l’œuvre :


« Ma mère me dit que vous m’abandonnez, que vous re-