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dépendait de la volonté des autres et devait attendre que ces autres réglassent ses propres affaires, contrainte de subir ce qu’il leur plairait de décréter, là où elle seule aurait dû décréter, à son sens.

La cloche appela tout le monde à déjeuner. Henriette hésita à descendre, troublée comme un coupable qui va au jugement ; elle s’attendait à voir dans la salle à manger un tableau de visages sévères et hostiles. Se raidissant de toutes ses forces, elle entra et parcourut d’un œil timide toutes les physionomies ; ses genoux pliaient et son esprit était aussi peu affermi. Chacun mangeait déjà paisiblement, avec la sérénité accoutumée. La jeune fille crut sentir un vent frais qui lui dilatait les poumons. Malgré une attention ombrageuse, défiante, elle n’entendit pas un seul mot effrayant. Mais au dessert, Aristide demanda s’il n’y avait pas un faiseur de portraits à Villevielle. Sa sœur eut la sensation de quelqu’un qui reçoit un coup d’épée. La souffrance fut d’autant plus grande que la jeune fille était presque entièrement rassurée.

Un impérieux coup d’œil de madame Gérard, qu’Henriette ne vit pas, réprima les démonstrations d’Aristide. Le déjeuner finit, et Henriette resta dans une cruelle incertitude. Madame Gérard lui dit :

« Nous avons à faire des visites aujourd’hui, habille-toi, Henriette ! »

Assombrie, silencieuse, la jeune fille alla s’habiller ; elle aurait pu remarquer que sa mère ne s’était point étonnée de ce qu’elle ne mangeât pas. Les mouvements nécessités par sa toilette la calmèrent un peu. On ne sait peut-être rien ! On sait tout ! Sa tête était battue par ces deux phrases pour ainsi dire suspendues à un balancier sans repos. Henriette se demandait si elle reverrait jamais Émile, et elle se déchirait le cœur de tourments, parce qu’un moment de négligence détruisait deux bonheurs. Elle pensa à tout avouer à sa mère, mais elle ne se contait pas un élan de confiance assez fort ; elle eut peur, au contraire, de perdre l’imperceptible chance qui lui restait. Elle prévoyait qu’on ne serait pas porté à l’excuser ! L’attente était préférable.

Les visites se firent, le dîner arriva, la soirée se passa, et il