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linguæ de son ennemi, et qui aurait mérité à la carriole le surnom de carriole de la paix.

Henriette, remontée dans sa chambre, avait mis le portrait de son amant sur une petite table, et, accoudée devant, elle le contemplait, animée par toutes les idées heureuses qu’il lui inspirait. Elle chantait à demi-voix en réfléchissant qu’elle pourrait passer sa vie toute avec Émile, et qu’elle serait seule auprès de lui qu’alors elle aurait toute liberté de l’aimer, de le serrer dans ses bras. Quand elle pensait au corps élégant d’Émile, sa force disparaissait ; la jeune fille se demandait alors quelle nécessité la contraignait à attendre un mariage, tandis que demain, si elle le voulait, en faisant à peine quelques pas au milieu de la nuit, ainsi que le proposait Émile, elle serait maîtresse de sensations nouvelles et d’un trésor précieux de révélations. Et qui le saurait d’ailleurs ?

Henriette ne dormit pas de toute la nuit. Quoique très lourd, elle attacha à son cou le portrait de son ami ; mais cette communion plus étroite ne la calma pas, et après ses agitations elle vit arriver le jour avec bonheur. La venue du soleil l’apaisa peu à peu. Elle se leva, entendit chanter les oiseaux, sentit les fleurs, regarda les transformations du ciel quand le crépuscule commence, puis se recoucha et s’endormit seulement alors. La jeune fille fut ensuite fort contente de ne se réveiller que vers neuf heures. Le temps de s’habiller et dix heures sonnèrent.

À dix heures, en effet Henriette était au fond du parc ; Émile, non moins exact, apparut sur le mur et sauta près d’elle.

« N’ayez donc plus rien à craindre, lui dit-elle joyeusement : ce sont d’excellentes gens qui veulent que l’on marie les jeunes avec les jeunes. »

Elle lui raconta la conversation qu’on avait tenue sur Eugénie Charrier, et elle ajouta en riant :

« Ah ! mais si, vous avez un rival en mon oncle, beau jeune homme de soixante ans. »

Ce rire, cette gaîté, cette assurance, se communiquèrent à Émile ; d’ailleurs il avait autre chose en tête.