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LUCILE.

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lui écraser la tèle avec le talon, ou de le laisser en paix Poursuivre son œuvre de mort ?

— Je ne sois où vous voulez en venir, répondit le curé, mais il me semble que vous êtes doué d'assez de droïture de cœur et de bon Sens pour savoir qu'on doit en effet détruire un replile langereux lorsque l'occasion $’en présente !

— Je ne veux en venir à rien du Lout, monsieur le curé, je sais à présent tout ce que je voulais savoir, el je vous re- mercie sincèrement de votre complaisance! Anselme salua alors, avec la politesse qui lui était habituelle, M, Brogniard, et passant son bras sous le mien, il m’entraina dans notre chambre,

— A présent, mon ami, lui dis-je, une fois que nous fù- mes seuls, j'espère que tu vas m'expliquer pourquoi, et dans quel but, la as adressé à ce curé Les deux dérnières et singulières questions. <

— Quoi! toi qui as tant d'esprit, tu n'as pas deviné? me répondit-il avec étonnement, Voici la chose. J'ai appris par Leduc que les condamnés conduits à l'échafaud avaient les jambes et les mains attachées avec une corde grosse à peine comme le petit doigt d'une main ordinaire ; Lu conçois que, quoique à la vérité cette ficelle soit terminée par un nœu Coulant, qui vous déchire la chair au moindre mouvement que l'on fait, il ne doit pas être dillicile, pour quelqu'un peu Soucieux de s'écorcher la peau, de rompre, par une violente secousse, celte ficelle. Arrivé sur l'échafaud, je me débar- rasse donc de mes liens, puis une fois libre de toute entrave, dame! le curé vient, ne l'oublie pas, de nous déclarer à l'instant même que ce n'est nullement un péché de se dé- fendre contre des assassins qui vous altaquent ; une fois libre donc de toute entrave, je m'empare du sabre d'un gendarme ou de toute autre arme qui me tombe sous la main, et je tape, je tape, je tape sur lout le monde, Tu as l’air étonné! Quoi ! chacun obéit à ses goûts! Moi j'adore la bataille el je déteste que l'on porte la main sur moi; j'aime mille fois mieux être tué en combattant, que de me jaisser tranquille- ment boucler comme un paquet. D'abord jamais je ne con- senlirai à passer ma lêle par l’affreuse lucarne de la guillo- line, je trouve cela ridicule et de mauvais goùl.… Est-ce que Lü n'approuverais pas mon projet?

__— Je ne sais, Anselme, que le répondre; je suis aba- sourdi !

— Et pourquoi done, mon ami, es-tu abasourdi?

— Parce qu'il n'y a que toi au monde pour trouver, sans ÿ songer, des idées’extraordiuaires et bizarres, el que je sais Parfaitement que ce que tu me dis sur Le {on de la plaisan- terie, lu le feras sérieusement. 0

— Mais je ne vois rien d'étonnant ni de plaisant à cela, c'est naturel, Eh bien! j'en reviens à ma question : Que Denses-lu de mon projet ?

— Il me parait à la fois plein d'énergie et de simplicité.

— Tu l'approuves alors ? j'en suis ravi. Après lout, il n'au- rail pas eu La sanction que je ne l'aurais pas abandonné pour cela.

— Où!je connais ton opiniälrelé; passons maintenant à la seconde question que lu as adressée au curé Brogniard; © Celle question, ou je me trompe fort, se raltache encore à aotre projet? . — Quelle question! Ah1 oui, j'ÿ suis : l’histoire du rep- lle, n'est-ce pas? En effet, cher ami, c’est encore là une séconde idée qui m'est venue : c’est vraiment chose éton- nanté comm j* me sens en Verve depuis quelques jours! Je crois, Dièu we pardonne! que si l'euvie m'en prenait, je coinposerais une pièce de vers. Mon second projet est aussi ogique que Le premier. Si je suis compris dans une des pro- chiinies fournées, j'ai l'intention, avant de monter dans la charretle, d'étrangler le coquin de Manini! Tu conçois… Banni est un reptile, ét je lue Manini pour qu'il ne fasse Plus de mal à personne — Je l'adinire; mais si, ce qui est extrèmement probable, Marini ne se trouve pas là au moment du départ des char- reivs., car depuis qu'on nous décime, l'Italien ne se mon- îre plus guère 1 ve — Tiens! je n'avais pas pensé à cela, s'écria Anselme en


se frappant le front. Au fait, tu as raison; si Manini ne st trouve pas là au moment du départ, comment ferai-je poux l'étrangler ? re

Anselme, un moment atterré par mon objection, gardé pendant quelques secondes le silence. 3

— Ah! que je suis donc simple, s'écria-til enfin, en par-

ant éclat de vire, Parbleu, tu me la bailles ulté, elle n'existe pas; si Manini n'est pas là au départ, eh bien ! je ne partirai pas!

— Comment! tu ne partiras pas! Te figures-tu qu'on le laissera libre de faire à ta volonté ?

— Je ne me figure rien du tout : seulement, je le répète, je ne partirai pas! À présent, comment ferai-je pour rester ? de l'ignore et ne m'en préoccupe nullement. Tout ce que je sais, c'est que je resterai : cela me suffit.


IV

Le 7 thermidor, dès que les guichetiers eurent ouvert les portes de nos chambres, nous nous répandimes, selon notre habitude, dans les corridors. Il me serait difficile d'exprimer la consternation qui régnait dans notre prison. Anselme seul avait conservé sa gaielé.

Je me promenais avec le curé qui nous avait racon(é l'his- toire de sa caplivilé sur les vaisseaux ancrés daus la rade d'Aix, lorsque je vis pâsser un délenu de ma connaissance, nommé Joly, ex-musicien à l'Opéra. L'artiste avait l'air ra- dieux. Je l'appelai. ? «

— Comunent se fait-il que ous soyez si content, citoyen ? lui dis-je, avez-vous donc reçu l'avis de voire mise en li- berlé?

— Nullement, me répondit-il; mais je viens de l'échapper belle. Figurez-vous que hier, dans l'après-midi, le secré- taire complaisant de Jobert, le nommé Babinet, m’a appris que mon nom figurait sur la liste de proscription d’aujour- d’hui. Jugez de mon désespoir! Il ÿ a une heure, j'entre chez mon ami l'épicier Dervilly, qui trouve toujours moyen, malgré la surveillance de Semé, le roccvair au TERRE tes les denrées coloniales dont il a besoin; j'entre, dis-je, chez Dervilly, pour lui demander une lasse de café. Que vois-je? Jobert en train de déguster son moka. Mon premier mouvement ést de me sauver; mais Jobert m'appelle d'un ion moqueur et impérieux tout à la fois, qui n’adivet pas de résistance; il me force à m'asseoir auprès de lui, me parle de la fournée d'aujourd'hui, et me demande si réellement cela me coftrarie beaucoup d'être guillotiné? Vous devinez sans peine ma réponse. Le café pris, Johert frappe amicale- ment sur l'épaule de Dervilly, en lui disant :

— Toi, tu es un bon b....., et tu n'as rien à craindre; allons, sers-moi de l’eau-de-vie. Dervilly n'avait pas d'eau- de-vie; colère et désespoir de Jobert. « Ma foi, dit-il, je ne sais, tant j'ai envie d’en boire un verre, ce que je ne donne- rais pas pour avoir une bouteille d'eau-de-vie. » A ces paro- les, une heureuse idée me passe par le cerveau, « Je pos- sède une bouteille de cognac, dis-je à Jobert, — ce qui était vrai, — si lu veux faire rayer mon nom de la liste des con- damnés, je te la donne. » Jobert réfléchit un instant, puis me tendant la main : « Eh bien! va pour le marché, me répondit-il; je n’ai pas à me venger de lui, et je remplacerai Lon nom par un autre, » Ce qui a été dit a été fai. J'ai livré ma bouteille, et mon nom a été rayé de la liste. Vous voye: citoyen, que j'ai le droit d'être joyeux el de dire que je l'ai échappé belle.

— Quelle profonde immoralité et surtont quelle impu- dence dans le crime montrent ces malheureux égarés, me dit le curé après que Joly nous eut quittés. Se jouer ainsi de la vie de ses semblables ! ah ! c'est affreux.

Nous apprimes par la suile que Jobert n'avait pas toujours été aussi modéré, dans loutes ses Lransaclions, qu'avec le musicien de l'Opéra : un détenu, entre autres; lui paya pour racheter sa vie el celle de sa femme quatre cents louis d’or!

L'heure du diner venue, nous nous rendimes au réfectoire. Inutile d'ajouter que, quoique jamais la cuisine de Périnël