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8 LUCILE.

nest-pas trop forte, qu'il fallait être, dis-je, enragés par la 2 faim, comme nous l'étions, pour oser nous y allaquer. Quant à la morue, presque point détremp etirée de la chaudière longtemps avant le repas, et, par conséquent, froide et dure, elle était à peu près à l’épreuve de la dent.

La façon incommode dont nous prenions nos repas était en parfaite harmonie avec notre nourriture. Nous mangions toujours de dix en dix debout, au grand air, quelque temps qu'il fit, les pieds: constamment dans l'eau, la neige ou la boue, el tellement coudoyés et pressés par nos voisins, que nous avions une peine infinie à aborder la gamelle; quand nous parvenions à y happer, à la volée, une cuillerée de soupe, il y avait dix à parier contre un que dans le trajet Ja moilié au moins se répandrait sur nos haillons.

De plus, nous ne savions où placer nos tristes aliments, car vous devez bien penser qu'on ne nous donnait aucune sorte de table ou de banc pour poser notre gamelle. C'était donc à 'emparerait le premier de quelque vieux coffre de matelot ou de quelque gros câble ployés en spirale pour en faire sa table à manger. Les mieux partagés, les heureux, étzient ceux qui pouvaient se procurer un lonneau ou une barrique, quelque étroite qu'elle für.

= Je concois maintenant, monsieur le curé. combien no- tre détestable repas a dû vons paraître admirable, dit An- selme en interrompant le narrateur. Mais continuez, je vous en prie; vous ne pouvez vous imaginer à quel point votre récit m'intéresse. Permettez-moi toutefois de vous. faire observer que vous ne nous avez pas encore touché un mol de la façon dont se passait pour vous la nuit, je serai au moins heureux de penser que le sommeil a dû parfois cal- mer vos souffrances,

— Vous vous tropez, reprit le bon curé, mon îme éprouve au contraire un serrement douloureux au seul sou- venir que je suis obligé de me retracer de ces nuits cruelles pour les peindre,

Figurez-vous d’abord un obscur et ténébreux cachot de cinq pieds et trois ou quatre pouces de haut dans sa plus grande élévation, et occupant à peu près la moitié dé la Jongueur d'un navire marchand de médiocre grandeur ; c’étail là où nous logions au nombre d'environ quatre cents. On mme raconferait un pareil fait que je me refuserais à ÿ croire; je ne puis me rendre comple, à présent, comment nous pou- vions faire.

Plusieurs de mes confrères avaient mesuré Îles mesquines dimensions de cet impur égout. J'ai oublié le résultat de ces calculs; tout ce que je puis vous certifier, c'est que, quand nous étions couchés, il n'y avait pas un quart de pouce de terrain de perdu. Quelle atroce el quelle savante combinai= son il fallait employer pour faire entrer, en les plaçant en tous sens, le plus grand nombre de détenus possible dans un espace douné, sans les étouffer tous le même jour.

Le pourtour de notre cachot était garni, à peu près à hauteur d'appui, de placels ayant dans leur largeur la lon- gueur d'un homme de {aille moyenne, c'est-à-dire cinq pieds et deux où trois pouces. C'était en partie sur ces placets faits de planches mal ajustées el encore plus mal rabotées, que couchait à mu le plus grand nombre d'entre nous, mais si serrés el si pressés que nos bras portaient nécessairement sur les corps ins, et que nous ressemblions (par donnez moi), la tri: & de celte comparaison en faveur de sa juslesses que nous ressemblions, dis-je, parfaitement à des hareng en cique.

Ajoutez à cela que nous n'avions presque pas d'air pour respirer, puisqu'il était intercepté, à l'égard de ceux qui étaient couchés à ras-terre, par des placels qui se trouvaient au-dessus de leurs têtes, et à l'égard de ceux qui, sembla- bles à des momies d'Egypte, étaient élendus sur les placets, par le plancher supérieur. En effet, sur la hauteur de cinq pieds qu'avait notre cachot, ôtez la hauteur des deux sacs de nuits sur lesquels reposaient leurs lèles, quel espace devait-il rester entre Jeurs figures et les planches qui les dounit a ent! environ un pouce,

D'autres entin, et je suis de ce nombre, reposaient, — si cela peut s'appeler reposer, — sous des poutres et des soli-


ves qui se voyaient en grand nombre dans notre cachot.

J'ai couché pendant plus de six mois, et durant les grandes chaleurs de l'été dernier, sous une de ces poutres. Il me serait difficile de vous faire comprendre quel terrible sup- plice c'était pour moi de sentir mon haleine répercutée par cet obstacle insurmontable qui était placé si près de ma bouche! Une fois que j'étais encoîré, — c'est le mot, — il ne m'était plus possible de faire aucun mouvement, de sou- lever tant soit peu la tête. Je devais, quelque pénible où douloureuse que fût mon atlilude, rester dans une complète immobilité. 7 M'arrivait-il parfois d'être agité pendant les courts ins- tants de sommeil que m'accordait la nature en dépit de mes souffrances, je me meuririssais horriblement la tête contre l'inflexible poutre, Pour bien vous faire comprendre ma po- sition, rappelez-vous la vendange sous le pressoir. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'avec de Lels éléments de maladie la imortalité qui régnait parmi nous était eflrayante !

L'épidémie finit même par sévir avec une lelle intensité, que nos bourreaux commencèrent à s’en préoccuper, non par égard pour nous, certes, mais bien dans la crainte d'être eux-mêmes viclimes de la contagion, et par prendre cer- taines mesures pour s’en garantir.

Pour empêcher l'air vicié el corrompu de noire cachot d'atteindre l'équipage, on prit le parti de nous faire subir tous les matins, un peu avant de nous faire sorlir, une fumi- gation de goudron.

Cette fumigation s'obtenait au moyen de boulets rouges que l'on plongeait dans un petit tonneau rempli de goudron. Ges boulets étaient tellement chauîfés, qu'ils produisaient quelquefois, au milieu des épaisses ténèbres où nous élions plongés, et des matières combustibles qui nous environ- naient, une flamme subite, aussi dangereuse qu'effrayante, On se hâtait, il est vrai, de l'éteindre, mais ce que l'on ne cherchait pas naturellement à arrêter, c'était une fumée épaisse, d'une edeur forte et âcre, qui se répandait par flots dans notre cachot, et qui, pour prévenir l'épidémie, com- mençait par nous donner la mort,

Aussitôl une toux irrésistible s’emparait de nous et nous déchirait la poitrine, Encore si on eûl permis de sortir à ceux que cette fumée incommodait le plus; mais non, une pareille grâce, malgré les supplications des mallieureux qui suffoquaient, n’était jamais accordée. Que l'on füt enrhumé, et nous l'étions Lous, pulmonique, asthmatique, n'importe; il fallait respirer jus=u'à la dernière bouffée de celte fumée irritante, dût-on cracher le sang, dût-on rendre l’âme au milieu des efforts et des convulsions qu’elle occasionnait.

Tel était le réveil, ou pour mieux dire, le bonjour que nous donnaient chaque matin nos bourreau»

Je vous ai dit en commençant ce récit, que je comptais passer sous silence les détails par trop horribles de ma cap- tivité, el ne ry'arrêter qu'aux faits généraux et saillants. Je ne vous décrirai donc pas les morts affreuses dont je fus le témoin; ‘ce sont là des souvenirs qui épouvantent ma mé- meire el qui vous feraient trémur d'horreur. Soyez persua- dés qu’en donnant toute jatitude à votre imagination, vous ’:Akindrez pas encore à la moitié de la réalité. La descrip- sion de l'enfer da Dante est une paslorale en comparaison des tortures que nous eûmes à supporter.

Je termine donc ce récit, trop long déjà, par un dernier détail. Chaque matin on nous forçait d'aller creuser des fosses dans l'ile de la Cit.yenne, ci-devant de Madame, de-, vant laquelle notre vaisseau élait ancré, pour inbumer ceux de nos amis décédés pendant la nuit; puis, avant le coucher du soleil, on nous renvoyait porter les corps de ces marlyrs en terre, Jamais on ne nous permit de réciter sur leur tombe le service des morts.

Un nouveau silence suivit la fin du récit du curé. Anselme fut encore celte fois celui de nous deux qui rompit le pre mier le silence.

— Monsieur le curé, dit-il avec respect à notre nouveau compagnon d'infortune, nous vous remercions infiniment, mon ami et moi, de la complaisance que vous avez bien voulu nous montrer, Croyez, el je parle ici avec mon cœur,