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roles quand frère Pierre, le fusil sur l’épaule, en marchant sur la pointe des pieds, se présenta à nos regards.

— Monsieur le curé, dit-il, je crois être sur les traces de la vérité. Si vous entendez cette nuit du bruit, restez immobile jusqu’à ce que je vous appelle, et fiez-vous à mon intelligence pour ne pas exposer monsieur le comte au moindre danger !

Frère Pierre, après avoir dit ces mots à voix basse, nous salua d’une inclinaison de tête, et disparut dans les hautes bruyères.

Peu après, le crépuscule, qui depuis quelques instants avait fait place au jour, disparut chassé par une nuit profonde.

— Monsieur le curé, dis-je alors à mon compagnon, n’éprouveriez-vous donc aucun remords de conscience, si vous étiez attaqué, de faire usage de vos armes ? La religion ne défend-elle pas de verser le sang humain ?

— La religion défend, avant tout, le suicide, me répondit-il ; or, se laisser prendre par les révolutionnaires, n’est-ce pas livrer sa tête au bourreau ? Certes, si je suis jamais attaqué, je repousserai la force par la force, sans éprouver aucun remords du sang versé.

— Et si le hasard faisait tomber entre vos mains un de vos persécuteurs, quelle serait votre conduite ?

— Pouvez-vous m’adresser une pareille question ? je respecterais sa vie et sa liberté ! Mais, je vous en prie, cessons toute conversation ; car le son de notre voix, en avertissant de notre présence l’invisible ennemi que redoute tant monsieur le comte, pourrait faire échouer les mesures prises par frère Pierre, en qui j’ai toute confiance.

Me conformant au désir du bon vieux curé, je me blottis dans les bruyères et gardai le silence.

Deux heures passèrent, longues et solennelles, sans que rien ne troublât le silence de la nuit ; déjà je me disais que le prêtre, dont le grand âge avait dû affaiblir les facultés, avait été sans aucun doute le jouet de quelque hallucination, lorsque j’entendis, à une faible distance de l’endroit où je me tenais caché, les branches remuer avec une certaine violence.

J’allais me glisser en rampant jusqu’auprès du vieux curé pour avertir, quand un éclair brilla à travers les ombres de la nuit et qu’une détonation, presque aussitôt suivie d’un cri déchirant, partit à quelques pas de moi.

Mettant le sabre à la main, je m’élançai aussitôt hors de ma cachette, prêt à défendre le pauvre bon vieux curé contre les troupes révolutionnaires ; heureusement il ne courait aucun danger, ainsi que nous l’apprit frère Pierre, qui, la main gauche armée d’une lanterne sourde, et tenant dans la droite son fusil, apparut aussitôt à nos regards.

— Ne craignez rien, messieurs, nous dit-il, et suivez-moi ! L’espion doit être mort.

A quelques pas de l’endroit où était couché le comte, nous trouvâmes bientôt, revêtu d’un costume de berger et se débattant dans une mare de sang, un homme que la balle du fusil de frère Pierre avait frappé.

— Qui es-tu ? que venais-tu faire ici, misérable ? lui demandai-je.

— Qui je suis ! hélas ! citoyen, monsieur, un pauvre diable de père de famille que la misère a conduit à commettre une mauvaise action… un crime… et que la justice du ciel punit !… De grâce ! ne m’achevez pas !… Peut-être ne suis-je pas blessé mortellement !… Ayez pitié, sinon de moi, au moins de ma pauvre femme et de mes malheureux enfants…

— Tu as reçu, de l’argent pour nous espionner et pour nous livrer au bourreau, infâme ? s’écria frère Pierre.

— Non, mon bon monsieur, ne croyez pas cela, répondit le blessé d’une voix qui s’affaiblissait de plus en plus. Je n’en voulais… ou, pour mieux dire, mon maître n’en voulait qu’à une seule personne d’entre vous…

— À quelle personne ? Voyons, n’essaie pas de mentir !

— Au comie de L***, répondit le blessé.

Frère Pierre allait continuer ses questions, lorsque le comte, dont on venait de prononcer le nom apparut tout à coup lui-même en scène. Le jeune homme était d’une pâleur effrayante ; ses yeux lançaient des éclairs ; jamais visage humain ne refléta une expression de calme plus profonde que celle qu’exprimait le sien en ce moment.

S’avançant lentement vers le blessé, et d’une voix que ses dents serrées rendaient rauque et à peu près inintelligible :

— Comment se porte mademoiselle Laure ? lui demanda-t-il en le regardant avec une fixité chargée de magnétisme, si je puis me servir de cette expression.

— Mademoiselle Laure ! répéta le blessé, vous voulez parler, sans doute, de la citoyenne Durand !

— Elle est donc mariée, mademoiselle Laure ! reprit le jeune comte avec un sang-froid qui m’effraya, car je compris qu’il s’en servait pour cacher un redoublement de colère.

— Certes !… Avec mon maître, le citoyen Durand !… répondit le blessé.

— Laure mariée avec un citoyen !… avec un charron ! s’écria le jeune comte en se précipitant vers le blessé qu’il saisi à la gorge ; misérable, tu en as menti !… Dis que tu as menti ou je l’étrangle !…

Le jeune homme, en proie à un délire furieux et n’ayant plus la conscience de ses actions, serrait la gorge du blessé en répétant d’une voix monotone :

— Dis que tu as menti ! dis que tu as menti !…

Nous eûmes toutes les peines du monde, le vieux curé, frère Pierre et moi, à arracher le blessé de ses mains.

— Voyons, Édouard, du calme, lui disait le curé en serrant ses mains dans les siennes et en laissant couler ses larmes, ne vous affligez pas ainsi pour un mensonge… Je vous assure que je ne crois nullement au mariage de mademoiselle Laure ! Vous savez bien qu’elle n’aime que vous au monde ! que vous êtes son fiancé !… Demain j’irai avec vous à Saint-Flour, et nous l’amènerons ici. Mais, de grâce, modérez-vous… vous allez vous tuer !

Le comte de L***, qui regardait le curé sans l’entendre, poussa bientôt un cri déchirant et tomba par terre en proie à une affreuse attaque de nerfs. Peu à peu cependant, ses transports diminuèrent de violence, et il finit enfin par éclater en sanglots.

— Ah ! grâce à Dieu, le plus grand danger est passé, murmura le curé ; le pauvre enfant pleure… Il est sauvé.

À peine le bon curé achevait-il de prononcer ces paroles, quand des pas nombreux retentirent dans l’étroit sentier qui conduisait à l’endroit où nous nous trouvions. C’était M. de La Rouvrette, accompagné d’une dizaine de proscrits, qui, attirés par le coup de fusil de frère Pierre, accouraient à notre secours.

En peu de mots, je les mis au courant des événements qui venaient d’avoir lieu.

On voulut interroger le blessé, mais il avait perdu connaissance. On le garrotta alors solidement, puis, après l’avoir confié à la garde de deux proscrits, on emmena le jeune comte au campement.

Le reste de la nuit se passa sans aucun incident. Quant à moi, l’esprit frappé par l’événement mystérieux et tragique dont je venais d’être témoin, il me fut impossible de fermer les yeux jusqu’au lendemain matin.

Je venais de me lever, lorsque je vis arriver le héros de la nuit, c’est-à-dire frère Pierre. Je m’empressais de courir à sa rencontre.

— Enfin, m’écriai-je, en lui serrant la main, je vais donc savoir le mot de l’énigme. Figurez-vous, mon frère, que je n’ai pu, tourmenté par la curiosité, fermer les yeux depuis hier soir. Quel est donc cet homme que vous avez blessé ? Que faisait-il dans la forêt ?

— Voilà bien des questions, mon officier, me répondit le jeune frère en souriant ; je regrette de ne pouvoir répondre ni à la première ni à la dernière. Je ne connais nullement cet homme, et j’ignore au juste quelle était son intention en se glissant parmi nous ! Tout ce que je puis, pour satisfaire votre curiosité, c’est de vous apprendre que je n’ai fait feu sur lui qu’en le voyant mettre en joue, avec un pistolet, le