voisine d’où il sortit presque aussitôt, en tenant dans ses mains une soupière d’où s’exhalait une délicieuse odeur culinaire, il m’invita à prendre place près de lui ; j’obéis avec un empressement que le lecteur comprendra sans doute aisément.
— Vous offrirai-je de ce consommé, citoyen ? me demanda-t-il en retirant le couvercle de la soupière, d’où s’échappa un nuage d’une vapeur odoriférante et substantielle, si je puis me servir de cette dernière expression.
— Offrez toujours, citoyen, lui répondis-je, vous ne courrez guère le risque de subir un refus.
Mon assiette remplie jusqu’aux bords, j’allais porter avec empressement le liquide bouillant à mes lèvres, lorsque je vis Antoine se baisser comme s’il cherchait un objet tombé par terre ; naturellement j’imitai son action avec l’intention le lui venir en aide ; que l’on juge de mon étonnement, quand j’aperçus le sans-culotte, qui se croyait caché à mes regards, faire vivement le signe de la croix.
Les convenances m’ordonnaient, j’en conviens, d’affecter de n’avoir pas remarqué ce petit incident, mais ma curiosité l’emporta sur mon savoir-vivre, et m’adressant à mon amphytrion :
— Il paraît, lui dis-je, que mon uniforme déguenillé me donne un certain air sacripant qui vous gène dans vos habitudes ? Vous avez tort de vous contraindre par rapport à moi.
— De quelles habitudes voulez-vous parler ? me demanda Antoine qui malgré ses formidables moustaches, son air rébarbatif, son bonnet phrygien et son grand sabre, rougit jusqu’aux oreilles.
— Dame ! il me semble assez logique de penser, d’après votre signe de croix, que vous êtes accoutumé à dire, en vous mettant à table, votre benedicite. Or, je vous répète que vous auriez tort de vous gêner à cause de moi.
— Le fait est, citoyen, que quand on a, pendant vingt-cinq ans, dit son benedicite tous les jours, une révolution a beau survenir, on n’en continue pas moins… car enfin.. ; d’autant plus…
— Voyons ! ne vous troublez pas ainsi, cher hôte, J’ai toujours trouvé cette action de grâce adressée à Dieu, un usage, non-seulement moral, mais même attendrissant ! Pourquoi vous défendriez-vous d’avoir de bons sentiments, de professer une noble croyance ? Hélas ! la religion est assez outragée de nos jours pour que ceux qui la respectent ne s’en cachent pas comme s’ils commettaient une mauvaise action…
— Mais alors, citoyen, vous êtes donc un chrétien ? me demanda Antoine avec un ton d’étonnement et de naïveté si complet que je ne pus retenir un éclat de rire.
— Me prenez-vous donc pour un musulman ? lui répondis-je.
— Ah ! monsieur, s’écria Antoine d’un ton pénétré, je ne me permettrais jamais de vous manquer de respect au point de vous appeler un… un ce que vous venez de dire !
— Un musulman ! Antoine ?
— Oui, monsieur ! seulement je suis si peu habitué à rencontrer des patriotes qui aient des sentiments de piété…
— Comment cela des patriotes ! Ne portez-vous donc pas vous-même un bonnet phrygien, et n’êtes-vous pas vous-même un patriote ? demandai-je à Antoine avec un grand sérieux et d’un air sévère en l’interrompant.
L’athlétique garçon, à ma question, se troubla tout à fait et se mit à balbutier une réponse inintelligible et qu’il ne put achever. Définitivement cet hercule, à l’aspect si redoutable, était d’une douceur et d’une timidité d’enfant. Il m’est impossible d’exprimer à quel point il m’intriguait. Je résolus de le pousser à bout et je repris mon interrogatoire :
— Citoyen, lui dis-je tout en dégustant mon consommé dont la saveur exquise décelait une main savante ; citoyen, voulez-vous me permettre de vous faire part d’un doute et d’une crainte qui viennent de me traverser l’esprit ? J’ai peur de payer très-cher plus tard l’excellente hospitalité que vous m’accordez en ce moment.
— Ah ! citoyen, s’écria Antoine d’un ton piqué, vous figurez-vous bonnement que vous êtes ici dans une auberge ?
— Pas le moins du monde, et ce n’est nullement votre générosité que je mets en doute ! Je veux dire seulement que ce souper-ci pourrait bien me coûter la tête.