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— Que vous dirai-je, monsieur, Babet insista tellement que je finis par me rendre à son désir ; je consentis à jouer le rôle de spectre.

Le première fois que ma tante entendit mes gémissements et le bruit produit, par les chaînes que je remuais avec fracas, loin de se laisser aller à la peur, ainsi que l’espérait Babet, elle entra dans une grande colère.

Le second jour, elle ne dit rien ; le troisième elle tomba de nouveau dans une violente attaque de nerfs, et hier, enfin, elle manifesta l’intention de vendre sa maison et d’aller s’établir à Grasse.

Votre arrivée ici, monsieur, et celle de l’officier qui vous accompagne, nous jetèrent, Babet et moi, dans un embarras extrême.

Renoncer à jouer notre triste comédie, juste au moment où deux militaires venaient d’entrer dans la maison, c’était éveiller les soupçons de l’empoisonneuse.

D’un autre côté, continuer mes apparitions, c’était m’exposer, si, comme Babet et moi le craignions, vous n’acceptiez pas cette intervention surnaturelle et que vous voulussiez aller au fond des choses, c’était m’exposer, dis-je, à être découvert…

Au reste, l’événement prouve en ce moment, puisque me voici à votre discrétion, que notre crainte à cet égard n’était que trop fondée, et que nous avons eu tort, ma complice et moi, de suivre ce dernier parti…

— Non, mon cher monsieur, m’écriai-je, vous n’avez pas eu tort ! Votre histoire m’a fort attendri ; vos malheurs et ceux de votre famille me touchent jusqu’aux larmes, et vous pouvez compter sur moi ! Ma présence ici vous sera utile ; voici ce qu’il faut faire : vous, vous allez d’abord regagner voire asile, moi je vais tirer un coup de fusil, crier au secours, et jouer ensuite la frayeur avec une telle perfection, que je veux que le diable m’emporte si je ne parviens pas à faire mourir de peur, et cela dans toute l’acception de ce mot, cette infâme empoisonneuse. Une poignée de main, jeune homme ; mes respects à madame votre mère et à mesdemoiselles vos sœurs et partez !

À présent, continua Anselme, tu sais aussi bien que moi la fin de l’histoire, j’espère que tu ne m’accuseras plus d’avoir montré trop de dureté envers cette scélérate abominable.

Elle n’a que ce qu’elle mérite, et encore, je trouve, si c’est possible, qu’elle méritait davantage.

Je remerciai Anselme de sa complaisance, et je ne fis aucune difficulté d’avouer qu’il avait, dans cette circonstance, agi avec autant d’adresse que de prudence et de loyauté.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.


DEUXIÈME PARTIE

SŒUR AGATHE.

I

Anselme avait terminé son récit depuis près d’une demi-heure, et nous marchions à côté l’un de l’autre, gardant chacun le silence et livrés à nos réflexions, lorsque plusieurs coups de fusil, tirés à peu de pas de nous, nous firent lever la tête.

Nous aperçûmes une troupe de gens déguenillés qui s’excitaient par leurs cris à poursuivre un jeune homme qui fuyait devant eux.

L’inconnu que l’on chassait ainsi, comme si c’eût été une bête fauve, courait avec une rapidité presque fabuleuse ; franchissant, avec la légèreté d’un daim, les haies et les fossés qui se trouvaient sur son passage, il gagnait à vue d’œil du terrain sur ses ennemis, et il était évident que si une balle ne l’atteignait, il ne devait pas tarder à leur échapper.

En effet, profitant d’un bois situé dans la direction qu’il suivait, et dans lequel il se jeta à corps perdu, il disparut bientôt à nos regards.

Cette scène s’était passée si promptement, que nous n’avions pas eu le temps, Anselme et moi, de nous communiquer nos observations, lorsque les gens déguenillés, qui poursuivaient le jeune homme, ayant renoncé à l’atteindre, revinrent près de nous.

— Pourquoi donc traquiez-vous ainsi cet homme, citoyen, demandai-je à l’un des deux en l’arrêtant au passage.

— Ah ! le misérable ! me répondit-il, c’est un fédéraliste qui conspire avec l’étranger, et qui a juré d’incendier la ville de Grasse.

— Et vous, citoyen, qui êtes-vous donc ?

— Moi, je suis un garde national !

— Je parierais ma tête, — me dit Anselme lorsque les gardes nationaux se furent éloignés, — que ce malheureux qu’ils avaient pris pour cible est tout aussi innocent de la conspiration dont on l’accuse, que nous le sommes toi et moi.

— Qui te fait penser cela, Anselme ?

— Parbleu ! l’expérience. En temps de révolution, ce sont toujours les conspirateurs qui poursuivent les gens honnêtes, et non pas les gens honnêtes qui poursuivent les conspirateurs.

— Le fait est que cela se voit assez souvent.

Il était près de cinq heures lorsque nous arrivâmes à Grasse.

Notre entrée dans la ville fût loin d’être triomphante, car les hommes de notre bataillon étaient pour la plupart dans un tel état de maladie ou de dénuement, que nous ressemblions plutôt à des mendiants et à des pensionnaires d’hôpitaux qu’à des soldats.

Le lendemain, lorsque nous dûmes nous remettre en route, personne ne se présenta à l’appel, et le commandant se vit contraint à remettre au lendemain le départ.

Abattus par les souffrances, les privations ; exaspérés par la misère qu’ils avaient endurée, nos hommes se mirent alors en révolte complète et déclarèrent que puisqu’ils étaient des volontaires, ils refusaient d’aller en avant.

Notre commandant n’ayant aucun moyen de se faire obéir, dut, pour sortir de la position difficile dans laquelle le plaçait cette espèce de rébellion, recourir au Directoire du district.

Le Directoire du district après une enquête fort sommaire, qui lui servit à sauvegarder sa dignité en l’empêchant de paraître céder à la menace, déclara qu’en effet l’état du bataillon était tel qu’il ne pouvait continuer sa route ; que provisoirement nous resterions à Grasse, en attendant que les représentants pussent donner l’ordre de nous faire expédier les effets d’habillement et d’équipement dont nous avions un absolu besoin.

Cette décision fut, quant à moi, d’autant plus agréable, que l’hôte chez lequel je me trouvais depuis la veille m’avait admirablement accueilli et me plaisait beaucoup.

C’était un parfumeur, célibataire, âgé au plus de trente ans, et doué, du moins il m’avait semblé tel à la première vue, de beaucoup d’esprit : il se nommait Verdier.

— Je suis charmé, citoyen, me dit-il lorsqu’il me vit revenir chez lui, de la décision prise par le Directoire du district, décision qui me permet de vous garder plus longtemps ; il me semble que nous devons sympathiser ! Pas de remerciements et pas de compliments, je vous en conjure. Je suis un garçon tout franc, un peu brouillon, très-bavard, mais ayant bon cœur et aimant à rire. Votre société, car il ne m’a pas fallu longtemps pour m’apercevoir que vous n’êtes pas un fanatique et qu’on peut causer avec vous, m’offrira une grande ressource : je m’ennuie à mourir…

— Vous me semblez cependant doué d’un caractère assez gai…

— Très-gai ; c’est vrai : mais vous comprendrez que quand on ne voit toute la journée que des gens qui tremblent ou qui veulent faire trembler, le soir venu on soit dégoûté de l’espèce humaine : or, c’est ce qui m’arrive…

— Vous n’êtes donc pas républicain ?

— Moi ? le sais-je. Oh ! ne croyez pas que ce soit la mé-