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froidement à sa sœur ; — quant à moi, je ne veux qu’une chose, c’est ne pas être la victime de votre odieuse perfidie !… D’ici jusqu’à demain, c’est-à-dire jusqu’à l’instant de mon départ, je ne vous quitterai donc pas d’une minute… Je verrai ensuite, au dernier moment, à trouver, s’il le faut, un moyen de m’assurer de votre silence… S’il n’en est pas un autre que de vous brûler la cervelle où de vous poignarder, je ne recule pas devant cette extrémité.

— Eh bien, monsieur, me dit Babet après m’avoir raconté cette trahison sans nom, avais-je raison de me défier de votre tante ?

Le lendemain, mon père, qui ne quittait pas d’une seconde sa sœur, me fit dire par Babet que nous nous remettrions en route une fois la nuit venue. Hélas ! il comptait sans la perversité de mon abominable tante.

Huit heures venaient de sonner, et je m’attendais d’une minute à l’autre à voir apparaître mon père, lorsque Babet vint me trouver.

La pauvre file était tellement émue qu’elle fut un moment sans pouvoir me parler ; enfin elle m’apprit, en entremêlant son récit de sanglots, que mon père, atteint d’une indisposition aussi grave que subite, à la suite du dîner, se trouvait dans un état des plus alarmants et qu’on allait le transporter dans son lit.

Jugez de quelle douleur immense je fus saisi à cette nouvelle ! Mon pauvre père livré sans défense à son implacable ennemie ! mon père mourant et ne pouvant, grâce à sa position d’homme mis hors la loi, profiter des secours d’un médecin ! C’était à devenir fou de désespoir !

Agenouillé quelques minutes plus tard aux pieds de son lit, je couvrais ses mains de larmes, et il devait lui-même modérer par ses exhortations ma douleur.

— Et penser que je ne puis rester près de vous pour vous secourir et vous soigner, mon père, m’écria-je ; oh ! cela est affreux.

— Pourquoi veux-tu me quitter, Édouard, me dit-il d’une voix qui s’affaiblissait de plus en plus.

— Mais ne faut-il pas que je veille à votre sûreté ! Puis-je laisser à ma tante la facilité de vous dénoncer ?

— Cette crainte est superflue, me répondit-il, ma sœur ne songe plus à me livrer à mes bourreaux, car elle sait bien que je ne puis plus lui échapper.

— Que dites-vous, mon père ! m’écriai-je en éprouvant un de ces effrois sans nom qui arrêtent les battements du cœur.

— La vérité, mon fils, je suis empoisonné !

À cette révélation, je crois que la fureur l’emporta peut-être encore en moi sur le désespoir ; la première pensée qui se présenta à mon esprit fut d’assassiner ma tante, et je me précipitai vers la porte pour aller accomplir ce sanglant projet. Mon père devina mon dessein :

— Reste ici, Édouard, me dit-il en accompagnant cet ordre d’un geste impérieux. La vengeance n’est permise qu’à Dieu et le remords n’est pas un vain mot. Mon fils, continua-t-il après une légère pause causée par les atroces souffrances qu’il endurait, une seule pensée affaiblit l’horreur de mes derniers moments, c’est celle de savoir que je laisse en toi un appui à ta mère et à tes sœurs. J’ignore de quelle façon tu pourras t’emparer de cet argent qui me coûte si cher et dont elles ont si besoin, seulement je suis certain que tu réussiras dans cette entreprise. Tu vois que tu n’as pas le droit d’exposer inutilement ton existence. Allons, sois homme et ne pleure pas ainsi. La mort n’est pas une séparation éternelle : on se retrouve au ciel !

— Je ne vous raconterai pas, monsieur, l’agonie de mon père ! Qu’il vous suffise de savoir qu’il mourut avant la fin de la nuit dans mes bras ! Sa fin fut celle d’un saint et d’un martyr  ! Jamais on ne supporta plus noblement la souffrance ! Pendant les deux derniers jours qui suivirent cette affreuse catastrophe, je restai pour ainsi dire privé de sentiment ; je crois que, sans la pensée du devoir qui me restait à accomplir, j’aurais suivi mon père !

Babet qui, dès qu’elle trouvait le moyen de s’échapper quelques instants, s’empressait d’accourir vers moi et venait mêler ses larmes aux miennes, fut pour beaucoup dans mon retour à la raison.

— Mon pauvre Édouard, me dit-elle un jour, n’oubliez pas que chaque heure qui passe est un siècle de souffrances pour votre famille… Il faut absolument que nous nous arrêtions à un moyen pour nous rendre maîtres de ces cinq cents louis que l’empoisonneuse a volés à votre père !…

— Je ne vois qu’un moyen, lui répondis-je, et je suis prêt à l’employer. Je me cacherai, pour attendre la nuit, dans la chambre du monstre que j’assassinerai pendant son sommeil.

— Je ne m’opposerais certes pas à ce moyen si je le croyais praticable, me dit Babet ; mais il présente malheureusement trop de difficultés dans son accomplissement pour que je veuille m’y arrêter. D’abord, comme si un secret pressentiment l’avertissait du danger qu’elle court, ma maîtresse ne me laisse plus faire sa chambre dont elle emporte, chaque matin, la clef avec elle. Ensuite, vous pourriez être aperçu en traversant le jardin ; enfin, en supposant que vous réussissiez à poignarder l’empoisonneuse, comment expliquer sa mort à l’autorité qui viendrait constater le décès ? On a bien fait passer votre père pour un ouvrier mort d’une fièvre pernicieuse et aiguë, mais la blessure du fer ne se dissimule pas comme la trace du poison ! Non, il faut renoncer à ce projet.

— Je ne puis cependant attendre. Toi-même, Babet, ne viens-tu pas de me dire que chaque heure de rétard est un siècle de souffrance et d’angoisse pour ma famille ?

— Aussi, je ne vous conseille pas d’attendre, monsieur Édouard ! J’ai un projet…

— Parle, Babet, pour arracher ma mère à la misère et pour accomplir la dernière volonté de mon père, je ne reculerai devant rien.

— C’est que j’ai peur, Édouard, que vous ne vous moquiez de mon idée qui, au premier abord, j’en conviens, semble ridicule ! Voici le fait : j’ai remarqué que ma maîtresse, depuis la mort de son frère, est toujours sombre, inquiète, agitée !… Au moindre bruit je la vois qui s’effraye, et l’on devine facilement chaque matin, à ses yeux fatigués et abattus, que la nuit a été pour elle sans sommeil. Avant-hier soir, après être restée longtemps plongée dans ses réflexions, elle s’est retournée tout à coup vers moi et d’une voix émue : « Babet, m’a-t-elle dit à propos de rien, crois-tu que les morts quittent parfois leurs tombes pour revenir sur la terre ? » Oui, madame, lui ai-je répondu, je le crois. Elle n’a pas insisté, mais un moment après, le vent ayant ouvert brusquement une fenêtre, votre tante a poussé un cri déchirant, s’est levée de son fauteuil comme poussée par un ressort, et a été prise peu après par une attaque de nerfs qui a duré près d’une heure…

— Eh bien, Babet, que conclues-tu de cela ? Que le remords, comme l’a dit mon pauvre père un peu avant de rendre le dernier soupir, n’est pas un vain mot ?

— Je conclus, Édouard, que peut-être pourrions-nous bien, en faisant peur à l’empoisonneuse, obtenir d’elle l’argent qu’elle a volé à votre père, et que votre mère attend avec tant d’impatience.

— Certes ; comment lui causer cette peur ?

— Voilà où vous allez vous récrier. Je pense que si vous vouliez jouer le rôle de revenant, c’est-à-dire vous déguiser chaque nuit en fantôme, pousser des cris et remuer des chaînes, il y aurait là de quoi atteindre le but que nous nous proposons.

À cette proposition grotesque, vous devez penser, monsieur, quelle fut ma réponse : un refus formel de me prêter à cette mascarade, qui me paraissait, ainsi que vous l’avez qualifiée vous-même tout à l’heure, un sacrilége.

— Vous avez tort, Édouard, reprit Babel, ce sont quelquefois les moyens les plus simples, les moyens de bonnes femmes, comme on dit, qui réussissent le mieux. Après tout, si vous avez de votre côté quelqu’autre idée, c’est différent ; l’essentiel c’est que vous ne restiez pas dans une inaction qui aggrave de jour en jour la triste position de votre famille !