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entendue pendant tant d’années, elle poussa un cri plein de tendresse, et elle se précipita dans nos bras, en versant un torrent de larmes.

Le premier moment d’attendrissement passé, mon père demanda à notre vieille bonne comment il pouvait se faire qu’elle n’eût point quitté la maison.

— Hélas ! lui répondit-elle, je l’avais quittée, mais la nouvelle propriétaire, — car votre maison a été vendue comme bien national, — m’a prise à son service, dans l’espoir que je lui ferais découvrir un trésor qu’elle prétend que vous avez caché ici, et dont elle croit que je connais l’existence.

— Et quelle est cette nouvelle propriétaire ?

— Hélas ! monsieur, c’est votre sœur…

— Ma sœur ? répéta mon père en pâlissant. Ah ! oui, je comprends, elle a racheté cette maison pour pouvoir me la conserver ! Ce procédé me raccommode avec elle et me fait oublier le passé…

— Mais vous vous trompez étrangement, mon pauvre bon et cher maître ! s’écria Babet. Votre sœur est la personne qui vous à dénoncé… et elle ne s’est rendue coupable de ce crime qu’afin de s’enrichir de vos dépouilles !

À cette révélation de la perfidie d’une sœur, dont il avait déjà eu si souvent à se plaindre, mais qu’il n’eût jamais pu croire coupable d’une infamie pareille, mon père éprouva un tel saisissement qu’il manqua de perdre connaissance.

Cependant, le premier moment passé, il reprit un peu courage.

— Il est impossible, Babet, dit-il, que ma sœur soit aussi coupable que vous vous le figurez ; il faut que vous ayez été abusée par de trompeuses apparences : au reste je vais savoir de suite, par moi-même, à quoi m’en tenir.

— Qu’allez-vous faire, mon bon maître ! s’écria Babet avec inquiétude.

— Voir si ma sœur osera livrer ma tête au bourreau !

— Oui, elle l’osera, reprit Babet avec force. Au nom du ciel, je vous en conjure, ne la voyez pas !

Toutes les prières et les supplications de notre fidèle domestique ne purent rien sur la volonté de mon père : il se refusait à croire sa sœur capable des sentiments qu’on lui attribuait.

Toutefois, comme le sort de ma mère et de mes sœurs était attaché à la réussite de notre voyage, et qu’aucune mesure de prudence ne devait être négligée, mon père consentit à ce que Babet me cachât dans la grange qui se trouve située à côté de l’appartement que vous occupez en ce moment : de cette façon, si ma tante était telle que notre ancienne domestique le prétendait, et s’il devenait victime de sa confiance en elle, mon père laissait derrière lui un appui à sa famille et un vengeur.

Cette mesure de, précaution prise, mon père m’embrassa tendrement et s’éloigna d’un pas ferme et rapide.

Je ne puis vous dire le serrement de cœur et le triste pressentiment que j’éprouvai en le perdant de vue dans l’obscurité.

Pendant les dix minutes qui s’écoulèrent jusqu’à ce que Babet vint me retrouver, je restai en proie à une anxiété profonde.

— Eh bien, ma bonne ? demandai-je à la vieille femme d’aussi loin que je l’aperçus.

— Cela s’est mieux passé que je n’aurais jamais pu le croire, me dit-elle d’un ton joyeux ; peut-être avais-je mal jugé votre tante. En voyant entrer votre père ; elle est devenue d’abord très-pâle ; mais, se jetant bientôt à son col, elle l’a embrassé tendrement à plusieurs reprises, en lui disant : « Ah ! mon pauvre Charles, que je suis donc heureuse de te revoir sain et sauf dans ta maison ! »

— Elle a dit dans ta maison !

— Oui, monsieur ; j’ai même remarqué qu’elle a appuyé avec une affectation très-marquée sur ces derniers mots…

— Tu vois, Babet, que tu t’élais trompée ! Bonne tante, il me tarde de la dédommager par mes caresses des soupçons que nous avons eus sur elle. Je cours rejoindre mon père.

— Arrêtez, Édouard, s’écria Babet en me retenant vivement, je ne voudrais, pour rien au monde, vous affliger ; mais je ne puis cependant vous laisser commettre une pareille imprudence. Oui, j’avoue que l’accueil fait par votre tante à votre père prouve en faveur de cette première, mais qui vous assure que cette bonté si subite ne cache pas un piége ?

— Ah ! Babet, m’écriai-je avec indignation, c’est trop calomnier ma tante…

— Si vous la connaissiez comme moi, mon cher Édouard, vous sauriez qu’on ne peut la calomnier. Qu’elle se repente aujourd’hui de ses fautes passées, cela est possible ; mais comme au total quelques grimaces sentimentales ne présentent pas, à mes yeux, des garanties bien solides, je vous conseille d’attendre encore un peu avant de prendre un parti. Songez que dans vos mains repose le sort de votre mère et de vos sœurs.

Il me répugnait de me cacher, ainsi que me le conseillait Babet ; mais elle insista tellement que je finis par céder à ses obsessions et consentir à ce qu’elle m’installât dans la grange.

— Au reste, me dit-elle, un passage secret existant entre cette grange et l’appartement que l’on vient de m’ordonner de préparer pour votre père, — passage secret dont ma maîtresse ignore l’existence, — votre réclusion momentanée ne vous sera pas bien pénible ; vous verrez votre père tous les jours.

En effet, deux heures plus tard, mon père étant venu se coucher, je fis jouer un ressort qui déplaçait le ciel de son lit et j’entrai dans sa chambre.

— Édouard, me dit-il en me serrant sur son cœur et en inondant mes joues de larmes de joie, qu’il ne songeait pas à retenir, Dieu a béni notre courage !… Ta mère et tes sœurs sont sauvées !… Ta tante vient de me remettre les cinq cents louis en or et les diamants que j’avais laissés ici, et qu’elle avait trouvés… Tu vois combien Babet se trompait sur son compte !…

Après une conversation qui dura plus de deux heures, je pris congé de mon père, et je fus me coucher dans la grange. Je dormais profondément, lorsque je me sentis secouer par le bras : c’était Babet.

— Avertissez votre père que sa sœur s’habille pour sortir, me dit-elle vivement… Il n’y a pas une seconde à perdre… elle va le dénoncer au comité révolutionnaire !…

Je m’empressai d’obéir à Babet : d’abord, mon père ne voulut pas ajouter foi aux paroles de notre domestique ; toutefois, comme il s’agissait du salut de ses enfants, il consentit enfin à se lever et à descendre.

À peine, caché par l’ombre, venait-il d’arriver à la porte qui donnait sur la rue, qu’il se trouva face à face avec ma tante.

— Où allez-vous à une pareille heure de la nuit, ma sœur ? lui demanda-t-il brusquement.

À cette apparition si inattendue, mon indigne parente poussa un cri de surprise et de terreur, et voulut cacher dans sa poitrine une lettre qu’elle tenait à la main ; mais mon père, encore plus prompt qu’elle, s’empara du papier.

— Je suis donc prisonnière dans ma maison ! s’écria enfin ma tante, en retrouvant toute son audace et en laissant de côté le masque trompeur de feinte douceur qu’elle avait conservé jusqu’alors.

— Jusqu’à ce que j’aie vu l’adresse que porte cette lettre, oui, madame, lui répondit mon père.

— Alors, vous vous opposerez par la force à ce que je sorte, si telle est ma volonté ?

— Oui, madame, par la force ! Babet ! continua mon père en élevant la voix, Babet, apporte une lumière.

Notre vieille domestique, armée d’une lanterne, apparut bientôt en jouant l’étonnement et le sommeil.

Mon père approcha aussitôt la lettre de la lumière : cette lettre, adressée au Comité révolutionnaire, contenait une dénonciation fort détaillée de son arrivée et des instructions sur la manière dont on devait s’emparer de sa personne.

— Dieu seul possède un pouvoir assez étendu pour vous punir d’un crime pareil, — dit mon père en s’adressant