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— Mon père, monsieur, me dit-il, après avoir servi longtemps à l’armée en qualité d’officier subalterne, hérita, il y a une dizaine d’années, d’une assez jolie fortune, qui lui permit de prendre sa retraite et de se retirer avec nous à la campagne pour y passer en paix le reste de ses jours.

Ma mère, mes deux jeunes sœurs et moi, composions avec sa sœur, notre tante, la propriétaire de la maison où nous nous trouvons en ce moment, toute la famille.

Notre tante, dont il sera malheureusement trop souvent question dans mon récit, veuve d’un homme qui ne lui avait laissé aucune fortune, voyait avec un sentiment d’envie, qu’elle ne parvenait pas toujours à dissimuler tant il était violent, le bien-être dont nous jouissions.

La bonté sans égale que lui montrait mon pauvre père, et la générosité pleine de délicatesse avec laquelle il agissait envers elle, loin de la faire revenir à de meilleurs sentiments, semblait encore redoubler la haine qu’elle nous portait.

Vous dire ce que nous eûmes à souffrir de sa méchanceté me serait impossible ; il n’y eut pas de calomnies, de ruses, de sourdes menées, qu’elle n’employât pour apporter la désunion dans notre intérieur.

Enfin, sa rage ne connaissant plus de bornes, se montra si à nu, que mon père fut forcé d’ouvrir les yeux.

Une rupture complète entre elle et notre famille s’en suivit ; toutefois, mon père, malgré les motifs de plainte sans nombre qu’il avait contre elle, n’en continua pas moins la rente annuelle et toute volontaire que, depuis son héritage, il servait religieusement à sa sœur.

Sur ces entrefaites arriva la révolution.

Mon père, qui, en sa double qualité de plébéien et de soldat, ne pouvait guère aimer la noblesse, vit cependant avec douleur éclater cet orage, car son bon sens lui faisait deviner quelles devaient en être les conséquences.

Conservant une parfaite neutralité dans une position aisée, il est vrai, mais pas assez éclatante pour éveiller la jalousie, il devait espérer que la foudre ne l’atteindrait pas, lorsqu’un malheureux hasard vint détruire à tout jamais et la tranquillité, et le bonheur intime dont nous jouissions.

Mon père rencontra un jour, dans une de ses promenades, un de ses anciens chefs, le duc de M*** qui, proscrit et condamné à mort, essayait de soustraire, par la fuite, sa tête au bourreau ; le malheureux duc était alors dans un si pitoyable état de santé, que mon père, sans s’arrêter aux conséquences que pourrait entraîner cette action, l’emmena avec lui, le conduisit chez nous, où il le garda près de deux mois, et d’où il ne le renvoya que complètement remis et avec de l’or pour poursuivre son chemin.

Le lendemain même du départ du duc de M***, notre maison fut envahie par une horde de sans-culottes qui saisirent mon pauvre père et le conduisirent au tribunal révolutionnaire. Je vous laisse à penser la consternation et le désespoir de ma mère ; toutefois, comme personne, du moins nous le croyions alors, n’était dans la confidence du séjour que le duc de M*** avait fait chez nous, nous espérions que mon père ne tarderait pas à être relâché.

Je me rendis de suite au tribunal ; on interrogeait déjà mon père.

— Citoyen, lui disait le président, tu es accusé d’avoir trahi la République.

— Je n’ai jamais trahi ni une personne, ni un gouvernement pendant le cours de ma vie, et ce n’est pas aujourd’hui, que je me rapproche de la tombe, que je commencerais par manquer aux règles de honneur.

— N’as-tu donc pas donné l’hospitalité et caché chez toi l’ex-ci-devant duc de M***, condamné à mort ?

— Oui, cela est vrai, répondit mon père. Au reste, ce que j’ai fait, je suis prêt encore à le recommencer. Jamais ma porte ne restera fermée devant l’opprimé qui viendra y frapper.

— Cela suffit ; ton audacieux et cynique aveu rend inutile un plus long interrogatoire. La cause est entendue.

Cinq minutes plus tard, je poussais un cri déchirant, et je tombais inanimé au pied du tribunal : on venait de condamner mon père à mort !

Le lendemain, grâce à l’or que je prodiguai à pleines mains, je pus parvenir jusqu’à lui.

— Édouard, me dit-il, ne te désole pas d’avance ; tout n’est pas encore perdu. Peut-être demain serai-je libre ! Ne m’interroge pas : les murs ici ont des oreilles. Prie Dieu qu’il me protége dans mon dessein, et va-t’en.

Vingt-quatre heures plus tard, le tocsin sonnait, la garde nationale prenait les armes, et des coups de fusils retentissaient à l’extrémité de la ville : c’étaient les prisonniers qui venaient de se révolter.

Je ne vous dirai pas, monsieur, — car le temps presse, la nuit se passe, et j’ai hâte d’arriver au récit de l’événement qui va me faire demander votre aide et votre secours, — je ne vous dirai pas les angoisses par lesquelles je passai. Vingt détenus furent tués, et un nombre considérable, dont on ne connut jamais le véritable chiffre, reçut de dangereuses blessures. À peine cinq ou six révoltés purent-ils se sauver : mon père était parmi eux !

Enfin, après une attente de près de deux mois, pendant laquelle nous restâmes sans nouvelles de lui, il nous fit parvenir une lettre d’Allemagne où il s’était réfugié et où il nous attendait. Nous prîmes toutes les précautions imaginables pour opérer notre fuite, et nous eûmes le bonheur de réussir.

Nous nous trouvâmes donc une nouvelle fois tous réunis ; nous étions ivres de bonheur ; mais, hélas ! notre joie ne dura pas longtemps : la misère vint y mettre un terme.

Repoussés par la noblesse émigrée dont nous ne faisions pas partie ; et qui du reste était elle-même dans une situation assez précaire ; tenus en soupçon par les étrangers, et ne connaissant ni la langue, ni les ressources, ni les mœurs du pays, nous étions plongés dans un isolement et un dénûment complets, intolérables ; à peine nous restait-il encore, en vendant tous les effets dont nous pouvions à la rigueur nous passer, de quoi acheter le pain nécessaire à notre subsistance d’un mois.

— Mes enfants, nous dit un soir notre pauvre père, je ne puis assister ainsi à votre lente agonie sans essayer d’y mettre un terme. Demain je partirai pour la France, où j’ai laissés cachés de forts capitaux…

En vain essayâmes-nous de le faire renoncer à ce projet ; nos prières, nos supplications furent inutiles ; il resta inébranlable dans sa résolution. Tout ce que je pus obtenir de lui, ce fut qu’il me laisserait l’accompagner.

Ce ne fut qu’un peu avant de franchir la frontière, que mon père, afin que s’il était arrêté ou tué je pusse le remplacer, me confia son secret.

Dans une cachette pratiquée dans le mur de sa chambre à coucher, cachette qu’il me désigna de façon qu’il me fût facile de la découvrir, il avait enfoui dix mille francs en or.

Des diamants, représentant une somme beaucoup plus considérable encore, étaient joints à cet or.

Restait à savoir si, depuis notre départ, notre maison n’avait pas été vendue ; vous comprenez donc aisément l’émotion que nous dûmes éprouver, quand, après un voyage de quinze jours, dont chaque minute avait été un danger, nous arrivâmes devant la porte de notre ancienne demeure.

— Je vois briller une lumière au salon du rez-de-chaussée, me dit mon père d’une voix tremblante. Malheur ! notre maison est occupée… Que faire ?

— Entrez toujours, mon père, lui répondis-je.

— Sous quel prétexte ? Mais, hélas ! à quoi bon chercher un prétexte ! Notre misère ne nous donne-t-elle pas le droit de demander l’aumône !

— Mon père, après avoir prononcé ces paroles, tira doucement, et comme il convient à un mendiant, le cordon de la sonnette.

— Babet, toi ici ! m’écriai-je bientôt après, en reconnaissant une de nos anciennes domestiques dans la personne qui vint nous ouvrir.

Babet, tant nous étions, mon père et moi, changés par suite des privations que nous avions subies, fut quelques instants avant de pouvoir nous remettre ; mais lorsque mon père lui adressa la parole, au son de cette voix qu’elle avait