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Vous connaissez les hommes, ils sont toujours disposés à confondre ces sentiments avec celui de la faiblesse ! Or, votre réputation, je ne le cache pas, m’est plus précieuse encore que la mienne…

— Je sais combien tu m’es attaché, Curtius !…

— Qui vous attaque me blesse. Tenez, hier encore, je n’ai pu retenir ma fureur en apprenant par notre police la façon dont certaines gens vous traitent…

— Ah bah ! on ose mal parler de moi, mon ami ? Est-il possible ! Et que dit-on ?

— Le respect, citoyen représentant, m’empêche de répondre à cette question.

— Je veux tout savoir ! Parle et ne me cache rien. Je te l’ordonne.

— Je dois vous obéir !… Eh bien ! citoyen représentant, mon sang bout d’indignation en répétant ces odieux propos ; on prétend que vous êtes un débauché, un goinfre, un voleur, un homme de sang, un imbécile !…

— Connais-tu les auteurs de ces infâmes calomnies ? demanda le représentant d’une voix qui me parut altérée par la colère,

— Mon devoir était de les rechercher. Oui, je connais ces misérables.

— Et quels sontils ?… Vite, Curtius, réponds !

— Celui dont les propos ont été les plus violents est le passementier Lemite ; vient après lui le nommé Roux, juge de paix de la section numéro 11 ; puis Lalune, secrétaire adjoint de la municipalité.

— Très-bien, Curtius ! Tu comprends qu’il faut délivrer au plus vite la République de ces contre-révolutionnaires. Tu vas prendre un arrêté bien circonstancié, bien soigné, bien limé, pour les faire traduire devant le comité de sûreté générale. Quant à moi, je vais écrire à l’instant même, de ma propre main, et de ma meilleure encre, trois lignes à Verdier. Je te promets que les infâmes conspirateurs n’échapperont pas à la peine qu’ils méritent si bien ! Au revoir, mon cher Curtius ; va expédier sans perdre de temps ces trois mandats d’arrêt, afin que ces abominables coquins soient arrêtés avant que je me mette à table ! Au revoir, mon fils.

— Je cours exécuter cet ordre, citoyen représentant. Toutefois, je vous demanderai auparavant la permission de vous présenter mon cousin, mon plus ancien et mon meilleur camarade de collége, qui vient d’arriver de l’armée d’Italie, muni des attestations les plus honorables. Si vous daignez, représentant, lui accorder votre protection, je vous en aurais une reconnaissance éternelle.

— Il demande sans doute quelque chose, ton cousin ! Eh bien ! écris, je signerai.

— Ah ! représentant, je n’attendais pas moins de votre bonté. Mais mon cousin ne demande qu’une seule chose, d’avoir l’honneur de vous être présenté.

— J’aime autant cela. Dis-lui que je le recevrai aujourd’hui même.

— Citoyen représentant, mon cousin est dans votre antichambre, où il m’attend.

— Et bien ! va le chercher et amène-le moi !

En entendant Jouveau se diriger vers la pièce où il m’avait laissé, je me reculai vivement et fus me mettre à une fenêtre qui donnait sur la cour, afin qu’il ne me soupçonnât pas d’avoir entendu la conversation qu’il venait d’avoir avec le représentant,

— Viens, cousin, me dit-il ; on t’attend.

Le représentant N***, que je voyais pour la première fois, était taillé sur le patron d’Hercule : il ressemblait assez à un vigoureux garçon boucher endimanché.

Il me reçut à merveille, me combla de caresses, et, interrompant Jouveau qui voulait commencer mon éloge :

— Ta parenté avec le citoyen et l’amitié que tu lui témoigne parlent assez en sa faveur, mon cher Curtius, lui dit-il. Au reste, à l’air franc, ouvert et martial de ton cousin, on ne peut mettre en doute qu’il ne soit un bon patriote. Adjudant, continua le représentant en se tournant de mon côté, je compte sur toi pour le petit dîner sans façon que je donne aujourd’hui à quelques bons sans-culottes. Je ne te retiens pas, car je suis accablé d’affaires ! à tantôt : on servira le potage à trois heures précises ! sois exact, je n’aime pas à attendre.

Après cette aimable invitation que je ne pus me dispenser d’accepter, l’illustre N*** me congédia d’un signe de main et je m’en fus avec Jouveau, fort contrarié de me trouver ainsi lancé, contre ma volonté, dans la haute société du devoir.

FIN DE LA DEUXIÈME SÉRIE