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— Curtius ! tu manques d’esprit, s’écria le représentant, fouilles tes cartons avec plus de soin, et tu y trouveras au contraire une demande signée de la plupart des patriotes les plus illustres du département, qui me prient de relâcher le comte de Saint-***, victime d’une erreur, et du patriotisme duquel ils répondent.

— C’est bien, citoyen représentant, je trouverai ce document, et ce soir au plus tard le comte sera libéré. N’avez-vous plus d’ordres à me donner ?

— Réflexion faite, Curtius, l’ordre d’élargissement ne doit être que provisoire. Quant à cette lettre dont tu m’as parlé, envoyée et signée par des gens sans aveu, qui en veulent à ce pauvre diable de comte de Saint-***, jette-la au feu !

— Puis-je vous demander, citoyen représentant, sans commettre une indiscrétion, s’il y a longtemps que vous avez vu la délicieuse fille de l’ex-ci-devant comte ?

— Hier au soir, mauvaise langue ; mais tais-toi, Un galant homme doit être discret… Ah ! j’oubliais encore… Quant aux vieilles demoiselles de R…, qui m’assiégent de lettres, de visites et de supplications pour obtenir la mise en liberté de leur tante, tu leur feras comprendre que la rigueur de mes devoirs s’oppose à cela… que si elles insistaient et me fatiguaient encore de leurs sempiternelles jérémiades, je serais forcé de punir le scandaleux intérêt qu’elles portent à une suspecte. Qu’elles prennent garde !… Continue ton rapport, Curtius.

— Il vous reste encore, citoyen représentant, à statuer sur le sort de la famille de M…

— Qu’on l’envoie au tribunal révolutionnaire !…

— Mais elle se prétend tout à fait innocente de l’accusation qui pèse sur elle.

— Au tribunal révolutionnaire, te dis-je !

— À ne vous rien cacher, représentant, j’ai parcouru le dossier de cette famille sans trouver contre elle non-seulement une seule preuve de culpabilité, mais même encore un seul prétexte d’accusation.

— Que me chantes-tu là, Curtius ! Sache que toutes les fois qu’il s’agit de prouver la criminalité d’un noble ou d’un prêtre, les preuves ne doivent et ne peuvent manquer ; c’est là une règle de conduite dont je ne me départirai jamais, et qui n’a été recommandée, lors de mon départ, par Amar et Verdier.

— Mais, citoyen représentant, le comte de Saint-***, dont vous devez signer l’élargissement aujourd’hui, est noble cependant, si je ne me trompe !…

— Mauvais plaisant, tu sais bien que j’ai mes raisons pour…

— Et moi aussi, donc, j’ai les miennes, interrompit Jouveau, pour m’intéresser à la famille de M***.

— Ah ! mon gaillard ! s’écria le représentant en partant d’un grossier éclat de rire, il paraît que vous n’êtes pas aussi accaparé par vos affaires que vous voulez bien le prétendre. Eh bien ! va pour l’élargissement de la famille de M***.

Le représentant, après avoir accordé à son favori l’élargissement de la famille de M***, à laquelle ce dernier paraissait s’intéresser si vivement, reprit, après un court moment de silence, la parole :

— Curtius, dit-il, tu sais que je n’ai rien à te refuser ; toutefois je te prierai, mon fils, de t’occuper le moins que tu pourras de la noblesse. N’oublie point que plus nous enverrons de ci-devants au tribunal révolutionnaire, et plus la durée de notre mission se prolongera. As-tu terminé ton rapport ? Je ne sais, mais il me semble que tu as oublié encore certaines affaires.

— Vous avez raison, représentant, il me reste à vous soumettre le petit état de cette décade !

— Ah ! ah ! je suis tout oreilles. Voyons un peu cela.

— Reçu : 1o de X* 2,400 livres ; 2o de XX* 6,000 livres ; 3o de XXX* 1,200 ; 4o de XXXX* 2,000 livres ; total, 11,600 livres.

— Réellement, mon cher Curtius, tu es doué de remarquables talents administratifs ! s’écria le représentant d’une voix joyeuse. Il est à regretter, dans l’intérêt de la France, que tu ne sois pas ministre des finances.

— Attendez pour me louer, citoyen représentant ; que vous ayez entendu l’aveu qu’il me reste à vous faire. Sur ces 11,600 livres, j’ai reçu 2,000 livres en assignats.

— Deux mille livres en assignats, misérable ! répéta le représentant en changeant de gamme, c’est-à-dire d’un ton furieux. Tu veux donc me ruiner, m’ôter les moyens de soutenir dignement mon rang ? Et quel est le coquin qui a osé te traiter, toi, mon secrétaire intime, avec un tel sans-façon ? Vite son nom, que je lance contre lui un mandat d’arrêt. Réellement, plus l’on avance dans la vie, et plus l’on se convainc chaque jour qu’il ne faut être bon pour personne. Je devrais être sans pitié, et renvoyer tous les conspirateurs devant le tribunal révolutionnaire ! Voyons, j’attends le nom du bailleur d’assignats, quel est-il ?

— Citoyen représentant, dit Jouveau, cet homme n’avait que ces assignats pour toute fortune, et si je les eusse refusés, il m’eût été impossible de rien tirer de lui : il est, au reste, en ce moment, hors de notre atteinte. Après tout, comme j’ai moi-même le placement de ces assignats, je vous en tiendrai compte en or.

— À la bonne heure ! n’oublie point qu’à l’avenir, je te défends de recevoir, soit pour mon compte soit pour le tien, du papier ! Des gens qui ont mérité mille fois la mort, que l’on sauve de l’échafaud, et qui vous jettent des assignats à la tête ! Morbleu ! C’est par trop d’impudence ! Sachons garder notre dignité !…

— Le total de la décade est donc, je vous le répète, de onze mille six cents livres, citoyen représentant, c’est-à-dire huit mille sept cents, soit les trois quarts, qua je vous porterai aussitôt que toute cette foule de pétitionnaires, qui nous assiége, aura évacué la place.

— Quand tu voudras, mon cher Curtius ! tu sais que ma confiance en toi est sans bornes à présent. Toutes les affaires du jour sont terminées, je l’espère !

— Oui, citoyen représentant. À demain l’épuration des autorités constituées.

— Du tout, Curtius. J’entends que cette épuration ait lieu à la tribune de la Société populaire : cela sonnera mieux et fera meilleur effet.

— Oui ; mais ce sera le peuple qui nommera, et si vous êtes recherché pour les actes de votre mission, à qui aurez-vous recours ? Si vous avez besoin d’attestations, qui vous les donnera ? Il est donc plus prudent, si je ne me trompe, que vous vouliez bien prendre la peine de me désigner les noms des citoyens sur lesquels vous pouvez compter ; je m’arrangerai de façon à assurer leur élection, et qu’elle ait lieu par le peuple.

— Curtius, tu as autant de sens que d’esprit : je te donnerai ces noms !

— Parlerez-vous aussi, représentant, au président du comité révolutionnaire, à propos de cette livraison de tuiles que nous attendons depuis près de huit jours ?

— Le fait est que nous avons réellement besoin d’une remonte en linge ? mais que veux-tu ? le président du tribunal révolutionnaire prétend qu’il n’a pu se procurer une seule aune de batiste !

— Mensonge ! représentant, j’ai moi-même, pour détruire cette objection, que l’on oppose toujours comme fin de non-recevoir, fait mettre, il y a trois jours, les scellés sur la boutique du juif Isaac Noband, marchand toilier. Il se trouve aussi dans les maisons des reclus d’excellents caveaux où les vins dépérissent ! Eh bien ! croiriez-vous que vos domestiques ont toutes les peines imaginables pour se procurer le liquide nécessaire à notre stricte consommation ! Il me semble vraiment qu’il est temps, pour votre dignité, de mettre un terme à ce sans-façon avec lequel on agit envers votre personne !

— Ah ! tu trouves que l’on agit d’une façon cavalière avec moi, Curtius ! Parbleu, ne crains rien, je parlerai au président du tribunal révolutionnaire de la bonne manière ! Veux-tu être présent à notre entretien ?

— Je ne demande pas mieux, citoyen représentant, car, à vrai dire, je crains toujours que vous ne soyez dupe de votre excessive délicatesse et de votre trop grande bonté !