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les délégués des comités : toi, tu t’occuperas de toutes les affaires administratives et politiques, tu prendras les arrêtés, tu rédigeras mes rapports. Je m’en rapporte entièrement à ton expérience et à ton patriotisme. Ce marché te convient-il ? — Parfaitement, ai-je répondu ; car je ne suis pas assez sot pour refuser le pouvoir. — Vous pouvez compter, citoyen représentant, que je m’arrangerai à vous faire une vie tissée de soie et d’or. — C’est ce que je demande, et je vois que tu comprends à demi-mot. Je m’en rapporte à toi du soin de ne me laisser manquer de rien.

En effet, depuis cette conversation, la confiance de mon représentant en moi est telle, qu’il me délivre toujours vingt signatures en blanc à l’avance pour les expéditions des affaires pressantes qui pourraient le déranger de ses plaisirs. Mais il se fait tard, et il faut qu’avant de me coucher, je rédige et fasse expédier l’arrêté que j’ai pris au nom de mon représentant, à propos du trouble qui a eu lieu à la comédie ce soir. Bonne nuit, cousin ; je ne puis t’exprimer la joie que me causent ta présence à Marseille et notre rencontre, Aussitôt que tu seras levé demain, viens me voir, nous déjeunerons ensemble.

Le lendemain, j’y étais dès sept heures du matin, — car nous étions aux plus longs jours de l’été, — chez le citoyen Curtius. Son valet me répondit que son maître dormait encore et qu’il ne serait visible que vers les onze heures.

Lorsque je vins à l’heure désignée, je trouvai l’antichambre de Curtius-Jouveau remplie de toutes sortes de gens et j’eus beaucoup de peine à pénétrer jusqu’à lui.

Curtius, assis près d’un bureau dans son cabinet de travail, avait encore son bonnet de nuit ; devant lui était placé un papier blanc, et une plume à la main, il semblait indécis de savoir s’il devait oui ou non céder aux instances de deux jeunes solliciteuses qui lui souriaient de la plus séduisante façon.

— Ah ! te voilà, cousin, dit-il en m’apercevant ; sois le bienvenu. Mes enfants, continua-t-il en s’adressant aux jeunes filles que mon entrée avait tout décontenancées, je ne vous cacherai pas que j’ai soupé fort tard hier au soir, que je suis ce matin d’une humeur désagréable, et que votre présence, loin de me distraire, me fatigue. Revenez voir demain matin si je suis dans une meilleure disposition d’esprit. Aujourd’hui, je renonce aux affaires qui peuvent se remettre.

— Mais, citoyen, dit la plus âgée, ou, pour être plus exact, la moins jeune des deux solliciteuses, qui pouvait avoir dix huit ans au plus, notre pauvre mère se désespère !… Un jour de captivité de plus représente un siècle pour les malheureux qui souffrent !…

— Je n’aime pas que l’on insiste auprès de moi, citoyenne, répondit sèchement Curtius. Au total, depuis trois mois que votre mère est incarcérée, elle a dû s’habituer à la prison, et vingt-quatre heures de captivité de plus ou de moins ne sont rien pour elle. Après tout, si revenir vous dérange, rien ne vous force à cette nouvelle démarche.

= Oh ! cela ne nous dérange nullement, citoyen, se hâta de dire la jeune fille, nous reviendrons. À revoir, citoyen !…

Les deux jolies solliciteuses saluèrent alors humblement mon cousin Jouveau et s’éloignèrent en essayant de sourire : je vis trembler des larmes dans leurs yeux.

— Que signifie ta conduite, Jouveau ? dis-je alors sévèrement à mon ancien camarade ; je te connaissais égoïste, mais je ne te savais pas inhumain ! Pourquoi avoir montré cette dureté à ces pauvres enfants ?

— Je t’assure, cousin, me dit tranquillement Jouveau, que tu t’abuses complètement sur mon compte ; personne n’est moins cruel que moi. Seulement, j’ai pour règle de conduite invariable et constante de ne me gêner en rien pour personne ! Ces jeunes filles m’ennuyaient, je les ai donc priées de s’éloigner… Voilà tout.

Jouveau achevait à peine de prononcer ces mots quand un tout jeune homme entra dans le cabinet.

— Ah ! c’est toi, Horatius Coclès ! s’écria Curtius, Va-t’en dire à Fabricius et aux deux Gracchus de travailler, toute affaire cessante, à mettre au net les lettres pour le comité de sûreté générale. Quant à toi, cousin, continua Jouveau en se levant de dessus son fauteuil et en jetant au milieu de la chambre son bonnet de nuit, suis-moi, je vais te présenter à l’illustre N***, mon très-cher représentant…

— Que veux-tu que je lui dise à ton représentant ? Je n’ai nullement besoin de le voir.

— Veux-tu bien te taire, malheureux ! Est-ce que tout le monde n’aime pas à se réchauffer aux rayons du soleil ! Ignores-tu donc l’immense pouvoir dont jouit un représentant en mission ? Allons, trêve de réflexion, et suis-moi.

En traversant l’antichambre de Jouveau, puis ensuite celle du représentant, je remarquai que les solliciteurs saluaient mon cousin avec autant d’humilité et de respect que s’il eût été un Richelieu ou un Louis XIV. Tous ces gens qui s’indignaient au souvenir de la cour étaient certes plus obséquieux et plus vils que les plus éhontés courtisans de la monarchie : seulement s’ils s’abaissaient avec autant d’humilité que les habitués de l’Œil-de-Bœuf, ils ne possédaient pas la même grâce que ces derniers.

— Attends-moi un moment ici, me dit Jouveau lorsque nous eûmes pénétrés dans les appartements occupés par le représentant, et que nous ne fûmes plus séparés de lui que par une seule pièce, je vais avertir le grand homme de ta présence.

Jouveau entra alors, en laissant la porte ouverte derrière lui, dans le salon où se tenait le chargé des pouvoirs de la Convention.

— Ah ! c’est toi, mon ami, s’écria une voix que je conjecturai être celle de N***, sois le bienvenu ! Qu’y a-t-il de nouveau ? Que dit-on dans la ville ?

— Vraiment, citoyen représentant, s’écria mon cousin sans répondre à la question qui lui était adressée, je n’ai jamais vu un teint plus égal et meilleur que celui que vous avez ce matin.

— Tu trouves, Curtius ? cependant j’ai passé la plus grande partie de cette nuit à souper ; je dois toutefois avouer que cet extra ne m’a pas plus pesé que s’il se fût agi d’avaler un biscuit, dit le représentant d’un ton satisfait.

— Le fait est que votre estomac est bien le plus fort que la Conveniton possède.

— Oui, je confesse que la nature n’en à pas trop mal agi à mon égard…

— Elle vous a traité en enfant gâté, citoyen représentant.

— Trève de compliments, mon cher Curtius, dit le puissant personnage d’un ton qui était loin de sentir la colère ; causons un peu d’affaires. Il paraît que j’ai pris, hier au soir, un arrêté au sujet des troubles qui ont eu lieu à la comédie.

— Oui, citoyen représentant, je viens de le faire transcrire sur le registre ; si vous désirez en prendre connaissance, je vais vous le lire : vos considérants sont peut-être un peu longs, mais ils n’en valent pas moins pour cela…

— Je m’en rapporte à toi, Curtius ; mais, dis-moi, comment as-tu pu donner lecture de ce document, qui n’était pas composé à l’avance, puisque tu ne t’attendais pas à l’événement qui l’a provoqué ?

— je l’ai improvisé, représentant !

— Tout d’une haleine et sans hésiter, Curtius ?

— Oui, représentant ; tout d’une haleine et sans hésiter.

— C’est à ne pas y croire. Vraiment, tu es doué d’un esprit hors ligne, Curtius.

— Quand on aime sa patrie, représentant…

— Oh ! connu. Mais poursuivons notre travail. As-tu à présenter quelques pièces ce matin à ma signature ?

— Oui, représentant, plusieurs : des arrêtés, des mesures de police et de sûreté générale.

— Très-bien ; passe-moi ma plume ; je m’en rapporte à toi. Ah ! j’oubliais : à propos de mesures de sûreté générale, point de faire opérer l’élargissement du ci-devant comte de Saint-***…

— Mais, citoyen représentant, les preuves qui existent de la culpabilité du comte de Saint-*** sont accablantes : son dossier est le plus chargé de tous ceux de notre police, et des patriotes nous ont dernièrement adressé une pétition pour demander sa mise en jugement, et, par suite, son exécution au plus vite.