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As-tu sur toi une feuille de grand papier ? me demanda mon cousin.

— J’ai ma feuille de route !

— Cela suffit : donne-moi la vite et suis-moi !

— Mais que comptes-tu faire ?

De nouveaux hurlements, qui firent trembler la salle, ne permirent pas à mon cousin de me rejoindre : il se hâta de s’élancer vers une loge dont l’officier municipal lui ouvrit la porte et dans laquelle il se précipita.

— Le représentant ! s’écria l’officier municipal.

À ce simple mot, la tempête qui grondait dans la salle s’apaisa comme par enchantement : il se fit un profond silence.

Jouveau s’avançant alors jusqu’au bord de la loge, déplia ma feuille de route, et entonna plutôt qu’il ne lut l’arrêté suivant :


« Égalité, fraternité, liberté ou la mort !

« Le représentant du peuple, envoyé par la Convention nationale dans le département des Bouches-du-Rhône, avec des pouvoirs illimités, apprenant à l’instant même le trouble qui vient d’avoir lieu ici :

« Considérant : 1° La souveraineté du peuple, violation de la loi ; considérant : 2° trames, fils des conspirations Pitt et Cobourg ; considérant : 3° foudre du peuple, glaive de la loi, hache vengeresse, échafaud, têtes tombant, sang impur.


« Arrête :

« Article 1er. La loi sur la liberté des costumes, la tranquillité des spectacles patriotiques sera scrupuleusement exécutée !

« Article 2. Les instigateurs, fauteurs, complices, participants et adhérents du trouble qui vient de se manifester dans la salle de spectacle, seront poursuivis et jugés révolutionnairement suivant toute la rigueur des lois.

« Article 3. Tous les bons citoyens seront tenus, à peine d’être déclarés complices et punis comme tels, de venir dénoncer les individus dénommés en l’article ci-dessus.

« Article 4. Extrait du présent sera envoyé à toutes les communes afin qu’elles aient à s’y conformer.

« Fait et arrêté à Marseille, le 3 messidor de l’an II de la République une, indivisible, immortelle et impérissable.

« Le représentant du peuple,
« Signé, N***.
« Pour copie conforme,
« Signé Curtius, secrétaire. »


Curtius, après avoir entonné ce décret, replia gravement ma feuille de route et s’assit : l’orchestre se mit aussitôt à jouer des airs patriotiques, puis la toile se leva.

Il y avait alors près de dix-huit mois que je n’avais assisté à aucune représentation théâtrale ; je ne pus exprimer l’étonnement profond que me causa le nouveau genre de déclamation alors en vogue.

Les acteurs, semblables à des maniaques ou à des possédés, hurlaient leurs rôles d’une voix de stentor et avec une énergie sans pareille. Chaque fois qu’ils prononçaient les mots de « liberté, peuple, oppression, tyrans, » on eût dit qu’ils étaient en proie à une attaque d’épilepsie ou qu’ils voulaient se jeter sur le parterre.

De leur côté, les spectateurs, c’est une justice à leur rendre, tombaient en pâmoison et applaudissaient avec un enthousiasme qui tenait du délire à toutes les tirades débitées contre les rois, le despotisme, la noblesse et le clergé. Leurs transports se traduisant alors en gestes désordonnés, ils faisaient trembler les galeries sous leurs pieds et couvraient le parterre d’un nuage de poussière.

— À présent que la tranquillité est rétablie, me dit Jouveau-Curtius, il faut que j’aille voir un peu pourquoi ce gros homme habillé de vert a provoqué, ainsi qu’il l’a fait, le public. Peut-être y a-t-il là une affaire !…

— Où te reverrai-je, Jouveau ?

— Attends-moi ici, je reviens tout de suite.

Quelques mots à présent sur mon cousin Jouveau que je venais de retrouver d’une façon si inattendue, et jouissant d’un si grand crédit.

Jouveau et moi avions été camarades de collége, et comme mon bon père, lié jadis avec la famille de mon ami, servait de correspondant à ce dernier et le faisait sortir avec moi, nos condisciples s’étaient figuré que nous étions, Jouveau et moi, parents, et nous avions fini tous les deux, après avoir plaisanté de cette prétendue alliance, par la prendre au sérieux, et par nous traiter de cousins.

Mon cousin Jouveau, je dois cet aveu à la vérité, n’était rien moins qu’un bon écolier. Affligé d’un esprit inquiet, turbulent, aimant le plaisir avec passion, peu délicat sur les moyens à employer pour satisfaire ses désirs, il vendait au collége ses effets d’habillements, ses livres, empruntait de l’argent à droite et à gauche, et montrait les plus fâcheuses et précoces dispositions de dissipation.

Au demeurant, Jouveau, exclusivement occupé de lui-même, n’était nullement méchant avec ses camarades ; oubliant aussi facilement une injure qu’un service reçu, selon que son intérêt le lui conseillait, il ne voyait dans ses amis que des gens qui pouvaient lui rendre service. Un esprit vil et ingénieux, un fond de gaieté inépuisable, faisaient rechercher Jouveau par ceux-là mêmes de ses camarades qui l’exploitaient avec le plus d’impudence, et qui connaissaient le mieux son féroce égoïsme : Jouveau amusait.

Au reste, j’ai peut-être tort, au point de vue de la reconnaissance, de mettre ainsi à nu les défauts de mon cousin, car si Jouveau aimait quelqu’un au collége, c’était certes moi. Ma gravité, ma taciturnité et ma franchise lui en imposaient singulièrement : il me craignait bien autrement que notre régent ; un reproche de moi le faisait pâlir.

Depuis sept ans à peu près que mon cousin Jouveau avait été renvoyé du collége, cette fois était la première que nous nous retrouvions ensemble.

— Eh bien ! lui dis-je lorsqu’il rentra cinq minutes plus tard dans la loge, as-tu appris quel est cet original qui a mis ainsi la salle en insurrection ?

— J’apprends et je sais tout, me répondit-il en souriant. Quant à l’homme habillé de vert, il n’y a rien d’étonnant dans sa conduite ; c’est un sourd et muet de naissance qui ne se doutait seulement pas des hurlements poussés par le public.

— Comment, tu apprends et tu sais tout ! répétai-je. Es-tu donc investi d’un pouvoir extraordinaire ? Je ne te cacherai pas que la façon dont tu as fait rentrer le parterre dans l’ordre m’a beaucoup intrigué. Qu’es-tu donc ?

— Je ne puis répondre à cette question que par un récit. Je remets donc les explications que tu demandes à la sortie du spectacle.

Une heure plus tard, la toile se baissa, et Jouveau ou Curtius, car c’était là le nom nouveau de mon cousin, me prenant par le bras, m’entraîna avec lui : je remarquai que chacun s’écartait avec respect devant mon cousin, puisque cousin il y a, pour lui faire place.

— Cousin, me dit-il, lorsque nous fûmes dans la rue, je puis, à présent, satisfaire ta curiosité. Tu vois en moi le secrétaire général, intime et particulier, d’un représentant en mission !

— Reçois tous mes compliments sur ton élévation. Je vois que tu as su faire ton chemin.

— Mais oui, pas mal. Il n’y a pourtant que six mois que je suis entré dans la vie politique. Mon représentant est le meilleur vivant qu’il soit possible d’imaginer. Aimant par-dessus tout le plaisir et ayant en moi une confiance absolue et sans bornes, il représente, mais c’est moi qui gouverne. Curtius, m’a-t-il dit, il y a trois mois de cela, à la suite d’un fabuleux dîner qui dura quarante-huit heures, Curtius, je suis un bel homme, et je représente mieux que personne au monde ; mais j’ai le travail en horreur.

Partageons-nous donc la besogne. Moi, je vais me montrer ici à la foule, je recevrai les députations, je haranguerai