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grosse tresse en paille, n’avait pu rendre le terrible office que l’on attendait d’elle, et le malheureux Antoine avait dû subir une agonie d’une demi-heure !

Il faisait à peine jour le lendemain matin, lorsque je descendis de mon grabat, en toute hâte, sans m’être couché. Je payai ma faible consommation et m’empressai de sortir de Toulon.

J’avais l’imagination tellement assombrie et frappée par l’horrible scène nocturne de la veille, que tout en marchant je chantais la Marseillaise à tue-tête. Je suis persuadé que j’eusse crié en ce moment, sans me faire prier : Vive Robespierre !

Ce ne fut qu’en arrivant à La Ciotat que, grâce au bienveillant accueil que me fit la jeune hôtesse de l’auberge où j’entrai, que je recouvrai un peu de tranquillité d’esprit.

Cette jeune femme partit d’un grand éclat de rire lorsque je lui montrai ma feuille de route d’invalide.

— Je vois ce que c’est, me dit-elle, quelque grave intérêt vous rappelle, sans doute, dans l’intérieur. Eh bien ! croyez-moi, en passant à Marseille, allez rendre une visite à mon frère qui est établi doreur dans cette ville, et il arrangera cela !

— Mais, citoyenne, je vous jure que mes rhumatismes sont seuls…

— Oui, oui, je connais cette histoire ! Vous êtes discret, c’est très-bien. Allez, je vous le répète, voir mon frère, et soyez persuadé que, quoiqu’il ne remplisse aucune fonction publique, il jouit d’un grand crédit, et qu’il vous fera obtenir ce que vous désirez, soit l’incarcération d’un rival, soit l’élargissement de prison d’une personne qui vous est chère.

Ne tenant pas absolument à convaincre l’hôtesse de l’auberge de La Ciotat que j’étais un simple volontaire, qui quittait l’armée tout bonnement pour retourner dans sa famille, je pris, afin de couper court à ses demi-mots d’intelligence qui m’agaçaient, la lettre qu’elle me remit pour son frère.

Me voici enfin à Marseille ! Que dis-je ! Marseille n’existe plus. Les maisons qui bordent ces rues silencieuses semblent abandonnées et ressemblent à autant de tombeaux. On se croirait dans un colossal cimetière, si ce n’était que, de temps en temps, on entend retentir le tambour.

Le soir de mon arrivée, je fus me promener sous le fort Saint-Jean ; mais cette promenade, loin de dissiper ma tristesse, ne fit que l’augmenter encore ; car j’aperçus à travers les grilles d’une fenêtre basse de ce fort, de pauvres suspects qui y étaient détenus, et qui attendaient, je n’ose dire leur jugement, mais leur condamnation.

Il y avait si peu d’espérance dans les yeux abattus de ces malheureux, tant de pâleur et de souffrance sur leurs visages amaigris, que je compris qu’ils s’attendaient à l’échafaud. Chose bizarre vraiment que l’esprit humain ! Au moment où je m’attendrissais sur le sort de ces victimes, mon regard rencontra, collée sur les murs du fort, une affiche qui appela toute mon attention. Je m’approchai pour la lire et je vis que c’était une affiche de théâtre qui annonçait pour le soir même la représentation de Acétophilé, — comédie, — et du Dragon et des Bénédictines !

Dix minutes plus tard, — qu’on explique cette action comme on voudra, — je prenais un billet des premières loges, et j’entrais dans le théâtre.

À peine eus-je mis les pieds dans la salle du spectacle, qu’une odeur forte et nauséabonde tout à la fois me suffoqua, et me fit regretter ma démarche ; au total, ma curiosité ne tarda à l’emporter sur le dégoût que me faisaient éprouver les émanations de l’ail, et je résolus de rester pour voir comment savait s’amuser ce peuple, dont la ville était si triste.

Seulement, au lieu de monter dans les loges, je me plaçai au parterre, au milieu des soldats, des mariniers et des ouvriers, et je me hâtai d’allumer un cigare.

À travers le nuage de fumée produit par toutes les pipes qui se fumaient au parterre, j’essayai de distinguer la physionomie de la salle. Je ne pus y parvenir qu’après quelques minutes, c’est-à-dire lorsque je fus un peu acclimaté à l’épaisse atmosphère qui m’enveloppait.

Quel grotesque coup d’œil présentait la salle ! Combien la révolution avait changé l’aspect des premières loges.

Plus de ces belles toilettes luxueuses et de bon goût, qui devenaient le texte des conversations du lendemain d’une représentation ; plus de ces mains effilées et blanches qui ressortaient si belles sur les rebords de velours des loges ; plus de riches dentelles et de diamants étincelants. Partout des figures communes, des mises sales et débraillées, des interpellations grossières ou de mauvais goût, un langage des halles !

Bientôt certains spectateurs, pour abréger l’attente du lever du rideau, trouvèrent une victime. C’était un gros homme vêtu de vert, ayant ses cheveux poudrés emprisonnés dans une bourse, et qui, occupant à lui seul une loge, devint le point de mire de l’assemblée, sous le prétexte qu’il leur tournait à moitié le dos.

Voyant que le gros homme était insensible aux cris, aux moqueries et aux plaisanteries qui lui étaient adressées, l’on passa bientôt aux menaces :

— À bas l’habit vert ! à bas la livrée du ci-devant frère du tyran !

Le gros homme, aussi immobile que le pilastre contre lequel il s’était appuyé, ne semblait seulement pas s’apercevoir de cette tempête : ce sang-froid et ce dédain exaspérèrent ses ennemis à un tel point, que bientôt, oubliant toute mesure, ils songèrent à envahir la loge et menacèrent de mort le citoyen vêtu de vert.

Déjà les plus furieux se levaient pour accomplir ce dessein, lorsqu’un officier municipal parut dans une loge d’avant-scène et réclama le silence.

Des huées accueillirent cette prétention, et une pomme, — je demande pardon de ce détail trivial, — lancée avec une grande violence, atteignit le visage du fonctionnaire public, qui se couvrit de sang.

Des bravos frénétiques et des vivats enthousiastes prouvèrent le plaisir que causait ce triomphe aux perturbateurs.

— Le feu aux loges ! qu’on démolisse la salle ! qu’on attache le valet des tyrans en guise de lustre ! dirent plusieurs voix de matelots avinés.

— Oui ! c’est cela ! le feu à la salle, répétèrent en chœur les gens les plus animés. Le valet suspendu en guise de lustre ! Bravo ! bravo !…

À ces menaces, que l’animation et la pantomime de ceux qui les proféraient rendaient possibles, les femmes placées dans les loges se levèrent avec empressement, et une inexprimable confusion s’ensuivit.

Quant à moi, voyant que l’affaire prenait une mauvaise tournure, et jugeant parfaitement inutile de m’exposer à recevoir quelque mauvais coup dans une bagarre qui ne me regardait en rien, je me glissai vers la porte de sortie, et m’élançai dans le corridor.


XI

La première personne que j’aperçus fut le malheureux officier municipal qui avait été si mal accueilli ; il causait avec un tout jeune homme, dont le costume d’une certaine élégance contrastait d’une étrange façon avec les haillons de la foule.

Ce jeune homme, en m’apercevant, poussa une exclamation de surprise ; puis, s’avançant vivement vers moi, il me prit dans ses bras et me serra à m’étouffer contre son cœur.

— Quoi, ingrat ! tu m’as oublié, tu ne me reconnais plus ? me dit-il.

— Est-ce possible ! toi, Jouveau ! mon cousin ! m’écriai-je.

— Moi-même, cher ami ! Que je suis donc heureux de te revoir !

— Citoyen, — dit l’officier municipal en s’adressant à mon cousin Jouveau, dont je parlerai plus en détail tout à l’heure, — entends-tu ces cris !… Ces furieux vont démolir la salle, si tu n’y prends garde !… Peut-être bien la ville de Marseille sera-t-elle en insurrection ce soir !

— C’est vrai, j’oubliais ! dit Jouveau avec sang-froid. Faisons taire ces braillards. S’adressant alors vivement à moi :