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Lorsque cinq minutes plus tard l’on servit le souper, et que je sortis, pour prendre place à la table commune, de l’angle obscur où je m’étais tenu jusqu’alors, je vis que mon apparition contrariait assez vivement le patriote colporteur de nouvelles.

Craignant que cet homme, dans la prévision que je ne fusse un conspirateur qui voulait se venger de son indiscrétion, ne songeât à me dénoncer, je m’empressai de prendre place à ses côtés et d’engager la conversation avec lui.

— Ce que vous venez de nous apprendre, au sujet de ces espions piémontais, déguisés en soldats républicains, ne m’étonne nullement, citoyens, lui dis-je ; j’arrive moi-même de l’armée, et je suis plus à même que qui que ce soit de connaître la perfidie et la ruse des Piémontais ! Seulement je n’aurais jamais cru qu’ils eussent une telle audace.

— L’audace des satellites des tyrans, lorsqu’ils agissent dans l’ombre, est aussi grande que la lâcheté qu’ils montrent quand on découvre leurs trames ténébreuses, me répondit sentencieusement le sans-culotte. Mais qu’ils tremblent, l’œil du pouvoir est ouvert sur eux !

— Ainsi, vous croyez que l’intention de ces infâmes est de s’emparer par trahison de Toulon ?

— Cela ne fait pas un doute pour tous les esprits clairvoyants. Si le comité de salut public n’avait pas déployé autant d’énergie et exercé une si incessante surveillance, il y a longtemps déjà que ces misérables eussent accompli leur criminel dessein.

— Vous me faites vraiment trembler !

— Oh ! rassurez-vous. Je vous le répète : toutes les mesures sont prises.

Pendant le temps que dura le souper, j’eus soin de ne pas laisser tomber la conversation que j’avais si diplomatiquement engagée avec le cousin du secrétaire du comité de surveillance ; lorsque nous nous levâmes de table, j’étais au mieux dans son esprit : il faut dire que je m’étais extasié devant ses moindres propos, et que j’avais paru accepter les grosses balourdises qu’il me débitait avec un rare aplomb, comme autant d’oracles.

Je n’ignore pas que cet aveu ne prouve guère en faveur de l’indépendance de mon caractère, mais il est impossible de nos jours de ne pas sacrifier quelquefois sa franchise en faveur de sa sécurité. Au reste, je regrettais amèrement d’avoir cédé à ma curiosité en me rendant à Toulon, et je me promettais de quitter cette ville dès le lendemain matin, si rien ne s’opposait à mon départ.

J’allais me retirer dans le mauvais grabat où j’avais déjà déposé mon modeste bagage, et où je devais passer la nuit, lorsque tout à coup une rumeur lointaine ; qui semblait produite par une grande agglomération de monde, arriva jusqu’à nous et me retint dans la salle à manger.

Bientôt cette rumeur se rapprocha de l’hôtel du Grand-Cerf ; des clameurs furieuses retentissaient dans les airs.

— À mort les traîtres ! à la lanterne les espions ! À bas les satellites des tyrans ! À la lanterne ! à la lanterne !

À peine ces cris venaient-ils de frapper mes oreilles que j’aperçus, en m’élançant au balcon, deux hommes qui, tout meurtris et ensanglantés, fuyaient devant la foule.

L’un de ces hommes, le plus jeune des deux, gravement touché sans doute par quelque projectile, n’avançait qu’avec peine et grâce, — on le comprenait à l’expression de douleur qui affectait son visage, — à un puissant effort de volonté. Je compris qu’il était perdu.

En effet, à peine avais-je fait cette réflexion qu’un bâton lancé avec autant de force que d’adresse, atteignit l’infortuné fuyard dans les jambes et le renversa.

Avant qu’il eût le temps de se relever, la foule, semblable à une meute de chiens affamés, se jeta sur lui, et il disparut un moment en entier sous les coups de ses ennemis.

Cette scène se passait juste devant la porte de l’hôtel et au pied d’un réverbère, qui l’éclairait de sa lueur sinistre et blafarde. C’était affreux.

À peine quelques secondes se furent écoulées, que le malheureux, relevé par vingt bras, s’éleva au milieu de la foule.

— À la lanterne l’espion piémontais ! criait-on de tous les côtés.

Que le lecteur juge de l’étonnement et de l’émotion que j’éprouvai en reconnaissant dans le prétendu espion piémontais le serrurier Antoine, mon compagnon de route.

La première pensée fut d’élever la voix en sa faveur ; mais en réfléchissant combien, grâce aux faux bruits qui circulaient sur les prétendues menées des agents de l’étranger, ma position était mauvaise, je me tus.

Je suis persuadé que si j’eusse pris la défense de cet infortuné, mon sort eût été semblable au sien.

La foule bien assurée que sa victime ne pouvait désormais lui échapper, et désireuse d’augmenter le spectacle de son agonie, cessa pendant un moment de pousser des cris, afin de s’amuser des réponses de l’infortuné.

— Odieux satellite ! s’écria un des orateurs ou des meneurs de la ville, avoue-nous ta trahison entière et nous te ferons peut-être grâce.

— Je ne puis avouer ce qui n’existe pas, répondit Antoine d’une voix rendue rauque par la fatigue, la douleur et la peur. Comment voulez-vous que je me reconnaisse pour Piémontais lorsque je suis Picard !

— Aussi lâche et aussi rusé que traître reprit l’orateur. Vraiment, citoyens, cet homme n’imite-t-il pas à ravir l’accent picard ? Heureusement que nous sommes trop clairvoyants pour nous laisser prendre à une semblable ruse !

— Mais, citoyens, mais mes amis, écoutez-moi, je vous en conjure, continua le pauvre serrurier, d’une voix suppliante… Sur mon honneur, sur la tête de ma mère, je vous jure que je suis innocent… Mais, écoutez-moi donc… Vous voyez bien que je n’ai plus la tête à moi… Je suis victime d’une grossière erreur… Tout cela va s’expliquer… Vous allez voir !

— Ils s’obstine dans son mensonge, le gredin ! s’écria un homme couvert d’une carmagnole, et que je reconnus pour être le même que celui devant lequel Antoine, par esprit de bravade et d’opposition, s’était vanté, lors de notre entrée dans la ville, de prendre à lui seul Toulon.

— Il s’obstine, le gredin ! répéta le délateur. Eh bien, moi, citoyen, je jure sur la tête de Robespierre, sur l’autel de la liberté, sur la constitution, que j’ai, de mes propres oreilles, entendu ce satellite se vanter de reprendre Toulon, et de combattre pour la cause des Capets. Oseras-tu renier ce propos, que tu as tenu devant moi, misérable ?

— Ce propos était une plaisanterie, répondit le serrurier d’une voix sourde ; — je voulais m’amuser aux dépens d’un compagnon…

-— Ah ! c’était une plaisanterie, reprit l’orateur avec une grande véhémence. Au fait, l’esclavage et l’abrutissement des peuples ; le triomphe des rois, la misère des paysans, la dîme, la corvée, les droits du seigneur, ne sont-ce pas, en effet, de charmantes plaisanteries pour les serviteurs et les agents des tyrans ! Ah ! combattre pour la famille abhorrée des Capets, te semble une plaisanterie ! Reprendre Toulon ! une plaisanterie ! Soit ! nous aussi, nous savons plaisanter ! Et pour te le prouver, nous allons te pendre !

Une tempête de cris et de hurlements salua ces paroles.

— Voici une corde, s’écria en ce moment une voix aiguë, qui perça à travers les clameurs de la foule.

C’était un enfant, un de ces hideux vagabonds, comme en comptent malheureusement toutes les grandes villes, qui venait de parler ; son offre fut accueillie par des bravos retentissants,

Alors se passa un de ces spectacles sans nom auxquels on assiste en croyant que l’on rêve et dont le souvenir vous poursuit le reste de vos jours. Antoine, saisi par la foule, frappé, terrassé, meurtri, broyé, fut attaché à la fatale corde, et bientôt son cadavre suspendu à la lanterne se balança, frémissant, dans les airs.

Quant à moi, je m’enfuis épouvanté.

Ce ne fut que plus tard que j’appris combien le supplice de ce pauvre innocent avait été plus cruel encore que je ne me l’étais imaginé. La corde fournie par le petit vagabond,