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— Vous voulez dire au district de Menton.

— Oui, citoyen, au district de Menton, répéta le paysan avec embarras. C’est que, voyez-vous, nous avons tellement l’habitude de dire le vicariat.

— Que vous oubliez que vicariat doit se prononcer aujourd’hui district.

— Ne croyez pas au moins, citoyen, que nous ne soyons pas de bons républicains. Viva la republica et l’égalita !

Comme ces paysans faisaient la même route que moi, je marchai pendant quelque temps à leurs côtés, et leur conversation m’apprit que, si les hasards de la guerre les avaient faits citoyens d’une république, leurs opinions étaient en désaccord avec cette forme politique.

Enhardis par l’air de profonde indifférence que je conservai, les paysans se figurèrent que je ne comprenais rien à leur patois, et ne se génèrent plus pour parler à cœur ouvert devant moi.

— Savez-vous la bonne nouvelle, mes amis ? dit l’un d’eux, un tout jeune homme. On prétend que nous avons battu les Français près du mont Saint-Bernard !

— Que Dieu fasse que cela soit vrai ! s’écria un vieillard en levant les yeux vers le ciel ; il est bien temps que nous sortions de notre honte !

Triste chose que les conquêtes opérées par la force ! pensai-je en moi-même. Pour arriver à la victoire, on doit verser flots de sang la victoire obtenue, on n’a réussi qu’à se faire des ennemis cachés.

Tant que la république, n’ayant pas confiance dans sa supériorité sur tous les autres gouvernements, voudra faire des prosélytes par les armes, sa propagande n’aura ni efficacité ni durée !

De Menton, où j’arrivai le même jour, je me rendis à Nice.

De Nice à Grasse, aucun incident nouveau n’accidenta ma route, et j’entrai dans cette dernière ville un peu avant la fin du jour.

Mon premier soin fut de me diriger vers la maison de Verdier. Il me reçut à merveille ; je restai deux jours avec lui, puis je me remis en route.

Mon intention, intention dont je m’applaudis aujourd’hui, était de profiter de mon retour dans ma famille pour parcourir et étudier l’intérieur de la France. Je résolus, chaque fois que l’occasion s’en présenterait, de voir de près les mœurs actuelles des provinces et de suivre, non le chemin qui devait me ramener le plus vite dans mes foyers, mais celui qui m’offrirait le plus de sujets d’observations et d’étude !

Au reste, muni d’argent et possédant un passeport, on, si l’on aime mieux, un congé en règle, ne devant séjourner longtemps : dans aucun endroit, et par conséquent ne pouvant porter ombrage à l’ambition de personne, j’étais à peu près assuré, en usant d’un peu de prudence, de n’être pas inquiété.

J’avais si souvent, lors de son siége, entendu parler de la ville de Toulon, que depuis longtemps je m’étais promis, si jamais l’occasion s’en présentait, de la visiter en détail.

Quoique l’accomplissement de ce projet me fît dévier de mon itinéraire, je résolus, profitant de ma liberté, de me diriger vers cette ville.

De Grasse à Toulon j’eus à souffrir des privations sans nombre ; ne pouvant à prix d’argent me procurer le pain qui m’était strictement nécessaire pour ma consommation, je devais, profitant de ma feuille de route, avoir recours à la municipalité de chaque endroit par où je passais.

On ne pourrait s’imaginer les formalités, les ennuis, les démarches qu’il me fallait subir pour obtenir quelques onces d’un pain à moitié moisi et à peu près indigeste. La disette qui régnait dans les provinces était affreuse.

Un peu avant d’arriver à Toulon, je fis la rencontre de deux compagnons ouvriers, qui, se préoccupant fort peu de politique et tout adonnés à l’étude de leur art, — ils étaient serruriers mécaniciens, — faisaient leur tour de France.

Ils m’adressèrent la parole pour me souhaiter une bonne journée, je leur répondis quelques mots pour les remercier, et la connaissance se trouva aussitôt faite.

L’un des deux ouvriers, âgé d’environ vingt-cinq ans, me parut affligé d’un caractère taquin et hargneux : contredisant sans cesse son compagnon et trouvant moyen d’épiloguer à propos de la parole la plus insignifiante, sa conversation n’était qu’une longue et acerbe contradiction. J’appris qu’il était Picard ; il se nommait Antoine.

— Ah ! voici les portes de la ville, m’écriai-je en apercevant un des murs d’octroi de Toulon. Mes amis, si vous voulez m’en croire, nous allons cesser toute conversation et garder un absolu silence.

— Pourquoi cela, militaire ? me demanda Antoine.

— Parce que les autorités de Toulon, craignant de voir cette ville retomber au pouvoir des Anglais, voient dans tous les étrangers qui y arrivent, m’a-t-on dit, autant d’espions et de conspirateurs, et qu’un propos tenu par nous en plaisantant, et mal interprété, pourrait nous attirer des désagréments sérieux.

— Vraiment ! s’écria Antoine d’un ton narquois. Eh bien, tant pis pour les autorités qui ne savent pas reconnaître les bons patriotes des conspirateurs ! Que le diable m’emporte si j’ai peur de ces imbéciles-là ! je suis un ouvrier, un honnête homme ; je dis ce que je pense ; je pense ce que je veux, et me soucie peu de l’opinion du monde !

— Tu as tort, Antoine, dit l’autre compagnon en s’adressant à son camarade, de répondre ainsi au bienveillant conseil que te donne le citoyen officier. Tu finiras, en voulant toujours faire à ta tête, par te trouver fourré dans quelque mauvaise affaire dont tu ne sauras plus comment te sortir.

— Laisse-moi donc tranquille avec ta sotte peur, interrompit Antoine en levant les épaules ! Je dirai, je te le répète, ce que je voudrai ! Que je vais reprendre Toulon pour mon compte personnel, par exemple, et me déclarer roi de France !

Au moment où l’entêté serrurier prononçai ces imprudentes paroles, un homme, revêtu d’une riche carmagnole et coiffé d’un crasseux bonnet phrygien, passait près de nous ; en entendant Antoine, il s’arrêta court et sembla indécis un moment sur le parti qu’il devait prendre.

— Tiens, voilà un espion qui va me dénoncer ! continua Antoine à haute voix et en éclatant de rire. Vous allez voir que l’on va me prendre pour un Capet !

La société de ce serrurier ne me convenant pas, car elle me paraissait, au point de vue de ma sûreté, fort compromettante, je pris congé de lui à la première rue que nous rencontrâmes, et je fus de mon côté.

Une heure plus tard, installé dans le petit hôtel borgne du Grand-Cerf, j’attendais dans la salle à manger commune que l’on m’apportât le modeste repas que j’avais commandé, lorsque plusieurs patriotes de la ville entrèrent.

— Savez-vous la nouvelle ? dit l’un d’eux en s’adressant à l’aubergiste. Il paraît que plusieurs espions piémontais viennent de pénétrer dans la ville : on prétend également que des satellites étrangers, déguisés en officiers et en soldats républicains, sont disséminés en grand nombre dans l’intérieur de la ville…

— Est-ce possible ? s’écria l’aubergiste en affectant une indignation profonde… Ah ! les misérables, que ne les arrête-t-on tout de suite ? Que ne les déchire-t-on en morceaux !…

— Ma nouvelle est d’autant plus authentique, reprit le sans-culotte, que je la tiens de mon cousin, le secrétaire du comité de surveillance ! Quant à arrêter ces infâmes, on attend que par l’explosion de leur complot ils se livrent et se signalent eux-mêmes afin que pas un ne puisse échapper !…

— Oser se couvrir du noble uniforme d’un militaire de la république pour servir les intérêts du tyran ! reprit l’aubergiste de plus en plus exaspéré. Ah ! pourquoi le supplice de la roue n’existe-t-il plus ?…

J’avoue que, quoique ma feuille de route fût en règle, je me sentais très-mal à mon aise en entendant tenir ces propos. Heureusement que, retiré dans un coin de la salle, l’ombre cachait ma rougeur !