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— Eh bien, adjudant, me demanda le pionnier après que J’eus lu cette lettre écrite en italien, lettre que j’ai précieusement conservée et que je reproduis ici littéralement avec tout son décousu et ses imperfections, comme un de ces cris du cœur que l’amour simple, véritable est seul capable de trouver, et que l’imagination ne peut imiter ; eh bien ! adjudant, me demanda, dis-je, le pionnier, cet écrit est-il anti-révolutionnaire ?

— Non, lui répondis-je, c’est une jeune fille qui conseille à son fiancé de déserter, et lui dit que s’il est tué, elle ne survivra pas à cette perte !

— Ah ! elle prétend ça, la péronnelle, s’écria le pionnier en accompagnant ces mots d’un grossier éclat de rire ; bah ! toutes les maîtresses des soldats connaissent cette phrase-là par cœur. Avant quinze jours d’ici, le défunt sera remplacé.

Cette brutalité de langage me fit mal, et m’adressant au pionnier :

— Peux-tu, lui dis-je, me montrer le cadavre du malheureux sur qui tu as trouvé cette lettre ?

— Certainement, adjudant, que je le puis, me répondit-il, car pensant que cet écrit devait contenir, soit un plan contre-révolutionnaire, soit un document provenant de quelque espion, j’ai mis le corps du Piémontais de côté pour que si une enquête avait lieu…

Je quittai aussitôt Anselme et suivis le pionnier, qui me conduisit à une des fosses communes.

— Voici, me dit-il en poussant brutalement du pied le corps mis à nu du Piémontais, qui reposait sur le remblai produit par la terre retirée de la fosse.

Pauvre jeune homme ! il avait à peine vingt ans. Tout en lui respirait la force et la beauté. De magnifiques cheveux noirs ombrageaient son front, une fine moustache, sa lèvre encore vermeille ; ses yeux noirs ternis à peine par le contact de la mort, grands et fendus en amande, n’avaient pas perdu leur expression habituelle de franchise et de douceur.

Il me sembla qu’un sourire de joie ineffable animait son visage : il était mort sans doute en pensant que sa fiancée, fidèle à sa promesse, viendrai bientôt le retrouver au ciel.

La nuit commençait déjà à nous envelopper de son ombre, lorsqu’arrivèrent trois chariots que l’on nous expédiait du camp pour aider au transport des blessés.

Quoique mes hommes et moi fussions extrêmement fatigués, je n’en résolus pas moins de me mettre de suite en marche ; car il me tardait de voir Anselme dans une ambulance plus régulière et mieux pourvue de secours que celle que l’on avait improvisée après le combat de la Madona de Fenestra.

Pendant les quinze jours qui suivirent, l’état d’Anselme resta à peu près le même, c’est-à-dire entre la vie et la mort. Chaque matin je m’attendais, en allant le voir, à ne plus trouver qu’un cadavre.

Je ne puis me rappeler cette cruelle époque sans éprouver une cruelle émotion.

Enfin, la nature aidant, car les soins que recevait mon pauvre ami étaient à peu près nuls, une légère amélioration finit par se déclarer. Une semaine plus tard, Anselme, par un prodige que pouvait seul expliquer la vigueur de sa constitution, entrait pour ainsi dire en convalescence, ou, pour être plus exact, sortait de danger.

On comprendra sans peine l’immense joie que me causa cet heureux événement.

Tout le temps que ne réclamait pas impérieusement le service, je le passais auprès d’Anselme, et la distraction que lui apportaient mes causeries ne laissait pas que de hâter de beaucoup sa convalescence.

— Eh bien ! mon ami, me disait-il souvent, tu vois que Dieu à fait un miracle en ma faveur, pour me récompenser de mes bonnes intentions. L’on m’offrirait à présent un million pour me faire abandonner mon projet, que je refuserais sans hésiter.

— Ainsi, Anselme, dès que tes forces seront revenues tu partiras pour la Vendée.

— Avant cela même, dès que je pourrai me traîner sans danger ; mes forces reviendront en route !

— Je trouve ta détermination insensée, mais tu sembles tellement résolu à l’accomplir que je n’ose plus la combattre.

— Et tu as raison, rien n’y ferait. Mais tu me parles sans cesse de moi ; causons un peu de toi à ton tour. Depuis quelque temps, tu parais triste et soucieux. Aurais-tu donc quelque chagrin secret ?

— Aucun, Anselme, si ce n’est toutefois l’inquiétude que me causait ta position presque désespérée.

— Je te remercie beaucoup ; seulement, comme voilà déjà quinze jours que je suis tout à fait hors de danger, tu me permettras de ne pas attribuer à cette seule inquiétude ta préoccupation et ta tristesse. Après tout, si tu manques de confiance en moi, je n’insiste plus ; ma curiosité ne vient que de l’amitié sérieuse et dévouée que je te porte.

— Ah ! peux-tu dire de pareilles choses, Anselme, m’écriai-je, tu sais bien que ma confiance en toi est illimitée et sans bornes.

— Alors tu as quelque mauvaise pensée et la honte te retient !

— Ma foi, je t’avouerai qu’il y a un peu de cela dans mon fait. Ne te moque pas de moi, Anselme, et sois indulgent, je vais tout te dire.

Mon ami, tu as pu me voir déjà, dans deux ou trois circonstances, montrer assez d’énergie et de courage, pour que j’aie le droit de me proclamer d’une bravoure ordinaire. Eh bien, c’est la peur que j’éprouve en ce moment qui me cause cette tristesse que tu as remarquée.

— La peur ! répéta Anselme avec étonnement. Explique-toi, je ne te comprends pas !

— Tu vas te moquer de moi, mais n’importe ; je serai franc et ne le cacherai rien. Tu sais ce fameux ordre du jour qui nous défendait de faire quartier aux prisonniers ennemis : eh bien ! après en avoir été indigné, j’ai fini, dis-je, non-seulement par l’accepter comme une chose indispensable, mais encore par m’y conformer. Dans ce combat de la Madona de Fenestra, j’ai été implacable et sans pitié.

— Moi aussi, dit Anselme en m’interrompant, j’ai tapé dur. Que veux-tu ! une fois lancé, l’on s’échauffe et l’on ne sait plus trop ce que l’on fait.

— Tu connais le sergent Picard, continuai-je ; c’était lui dont les conseils, les raisonnements et l’exemple avaient le plus contribué à me faire accepter cette monstruosité ; eh bien, au combat de la Madona, juste au moment où il s’écriait : « En avant ! Pas de quartier aux soldats du tyran ! » une balle l’a frappé au front, et il est tombé raide mort à mes pieds. Je ne puis te dire l’impression profonde que cet événement m’a causé, j’ai cru voir là le doigt de Dieu.

— Tu as peut-être bien vu ! me dit sentencieusement Anselme.

— Depuis ce moment, je n’ai pas goûté un instant de repos ; il me semble que la justice céleste m’a condamné, et que bientôt les pionniers me jetteront dans la fosse commune, creusée après quelque nouveau combat ; que je ne dois plus revoir ma famille ; que mon corps ne reposera pas dans le cimetière de ma ville natale ! Voilà, mon cher Anselme, pourquoi je te parais triste et préoccupé.

Mon ami m’avait écouté avec la plus grande attention.

— Ces pensées qui te tourmentent, me répondit-il après un moment de silence, me semblent fort raisonnables ! Je crois, en effet, qu’en combattant pour soutenir un gouvernement aussi sanguinaire qu’immoral, nous nous rendons presque solidaires des crimes qu’il commet chaque jour. Quant à cette vengeance divine que tu redoutes, que veux-tu ! je ne suis pas un esprit fort, moi, je ne puis que partager ton opinion à cet égard. À présent, que comptes-tu faire ?

— Solliciter un congé temporaire sous le prétexte que ma mauvaise santé ne me permet pas de supporter la vie des camps ; puis, mettant à profit les quelques mois de liberté que je pourrai obtenir, intriguer jusqu’à ce que j’arrive à me faire libérer définitivement.

— C’est là une bonne idée, je te conseille de la suivre.