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avait éprouvé pendant la nuit qui avait précédé l’attaque des Piémontais, je me rendis, en désespoir de cause, à l’ambulance que l’on achevait d’improviser afin de secourir les blessés qui ne pouvaient attendre leur retour au camp.

Hélas ! la première personne que j’aperçus fut Anselme ! Un chirurgien agenouillé devant lui sondait, tout en branlant la tête d’un air de doute, une blessure profonde que mon pauvre et brave ami avait reçue en pleine poitrine.

— Pensez-vous qu’il ait été dangereusement atteint ? demandai-je avec anxiété au chirurgien.

Celui-ci me regarda d’un air narquois, puis, avec ce flegme qu’il tenait de sa profession :

— Vous feriez mieux, adjudant, me répondit-il, de me demander s’il est mort !…

— Ainsi, m’écriai-je avec désespoir, Anselme est perdu !

— Tellement perdu, que je vais le laisser de côté pour m’occuper d’autres blessés. Si vous voulez le faire enterrer, ma foi, vous en êtes libre ! il n’a peut-être pas encore rendu le dernier soupir, mais c’est tout comme.

Cette réponse barbare m’exaspéra.

— Citoyen, dis-je au carabin d’un ton qui n’admettait pas de réplique, vous venez de parler, non comme doit le faire un chirurgien qui a l’honneur de servir sous les drapeaux de l’armée française, mais comme un homme sans cœur et sans délicatesse ! Oh ! fâchez-vous si bon vous semble ; je prends la responsabilité de mes paroles, et vous me trouverez plus tard prêt à vous en rendre raison. Pour ce moment, je veux, j’exige, entendez-vous bien, que vous vous occupiez de mon ami !

Le chirurgien, voyant à la pâleur de mon visage et à la colère qui brillait dans mes yeux que, s’il se refusait à ce que j’exigeais de lui, j’étais capable de me porter à quelque extrémité, jugea plus prudent de m’obéir que de discuter.

Il dégrafa l’uniforme d’Anselme, et, tirant une sonde de sa trousse, il chercha la balle piémontaise qui avait frappé la poitrine de mon malheureux ami.

— C’est réellement peine perdue que d’essayer l’extraction de ce projectile, dit-il en haussant les épaules.

— Faites toujours, m’écriai-je.

Le chirurgien, sans pouvoir parvenir à dissimuler la mauvaise humeur que lui causait mon insistance, commença l’opération.

— Eh bien ? lui dis-je en me sentant prêt à m’évanouir.

— Eh, bien, voilà la balle, — me répondit-il en me montrant un petit morceau de plomb de forme irrégulière ; — vient, je ne me serais jamais attendu à un pareil succès ; cela tient du miracle ! Au reste, si celle opération a été faite avec un rare bonheur, il ne s’ensuit pas que le sujet soit hors de danger. Mon opinion sur son compte est toujours la même, c’est-à-dire qu’il n’a plus que quelques jours à vivre.

— Je ne prétends pas le contraire, docteur ; mais, comme vous vous êtes déjà trompé en déclarant impossible une opération qui vient de réussir parfaitement, vous me permettrez de mettre en doute ce second pronostic.

Le chirurgien ne jugea pas à propos de me répondre ; mais il plaça un appareil sur la blessure d’Anselme : c’était tout ce que je demandais.

Pendant le combat qui venait d’avoir lieu, combat dont j’ignore quel sera le nom dans l’histoire, et que j’appellerai de la Madona de Fenestra, par rapport au lieu où il se passa, J’avais assisté à d’horribles épisodes ; mais l’excitation de la lutte, en me montant au cerveau, m’avait pour ainsi dire rendu insensible à tout sentiment humain ; il n’en fut pas de même lorsque, le sang refroidi, et rentré en moi-même, je me trouvai face à face devant le spectacle de la réalité.

Rien de lugubre comme ces morceaux de cadavres défigurés, tachés de sang, qui, surpris par la mort au milieu de l’action, gisaient inanimés à mes pieds, dans des poses bizarres et forcées ; rien de hideux comme l’expression de fureur que la mort avait hissée sur ces visages noircis de poudre.

Les pionniers placés sous mes ordres s’occupaient activement de faire disparaître ces traces de la bataille.

Les uns, armés de pioches, creusaient d’immenses fosses destinées à recevoir les victimes de la journée ; les autres dépouillaient les morts ; de tous les côtés on voyait des monceaux de chemises, de guêtres, de chapeaux, de fusils, de gibernes et d’habits ; de même que les cadavres des Français et des Piémontais étaient confondus, de même les uniformes des deux armées.

Un détail qui paraîtra peut-être insignifiant au lecteur, mais qui me causa une profonde émotion, était la gaieté que montraient les pionniers dans leur triste travail : les chansons qu’ils jetaient au vent, chansons légères et d’une décence fort équivoque, accompagnaient seules à leur demeure dernière les malheureux soldats tombés victimes de leur devoir, et privés des saintes prières de l’Église !

J’étais agenouillé près d’Anselme, toujours sans connaissance, quand un pionnier vint me trouver, et, me tendant de sa main couverte de boue un papier taché de sang :

— Voici, mon officier, me dit-il, un chiffon de lettre que portait un Piémontais sous son uniforme ; voyez donc un peu si ce n’est pas un écrit contre-révolutionnaire !

Eu dépliant le papier que me présentait le pionnier, une lettre en tomba ; je la ramassai, et me mis à lire. Voici ce qu’elle contenait :


« Rozzi, mon cher Rozzi, pourquoi partir, puisque je t’aime… La loi le veut ainsi, dis-tu, mais n’est-il donc pas possible d’éluder cette loi ? Si tu l’avais voulu, tu aurais bien trouvé quelque moyen qui t’eût permis de rester ; mais non ! Rozzi est jeune, Rozzi a de l’amour-propre, et il a craint que s’il ne suivait pas ses camarades, on l’accusât de lâcheté.

« Ah ! Rozzi, peux-tu sacrifier ainsi à l’amour-propre le bonheur qui nous souriait ! Mais je suis folle, ne prends pas garde à mes paroles ! Si tu n’étais pas parti la loi serait venue t’arracher des bras de ta fiancée ! Tu as bien fait, Rozzi, d’obéir ! Seulement, au nom de notre amour, je t’en conjure, n’expose pas témérairement tes jours ! Tu ne rêves pas les grandeurs, n’est-ce pas ? Tu ne comptes pas devenir officier ? Que t’importe la politique ! Ne suis-je pas ta politique, ton ambition et ta grandeur, n’est-ce pas ? Le roi exige que tu te battes, et tu te bats ; mais tu ne peux en vouloir aux ennemis contre lesquels on t’envoie, car ces ennemis ne m’ont jamais fait de mal ! Ne t’expose dote pas inutilement au danger, ne sois pas téméraire ; souviens-toi que le coup qui te frapperait me tuerait aussi !

« Et puis Rozzi, et j’ai eu tort de ne te parler jusqu’à présent que de moi, n’oublie pas que tu as une mère qui pleure et qui prie en attendant ton retour ! Tu lui as laissé en partant tout l’argent que tu possédais, c’est vrai ; seulement, crois-tu qu’un peu d’argent puisse remplacer auprès d’une mère l’enfant qu’elle a nourri et élevé ? Ta mort ferait deux victimes ! Au nom du ciel Rozzi, sois prudent, ne sacrifie pas les deux existences attachées à la tienne !

« Hier, mon bien-aimé, j’ai fait un vœu à la Madone et je me sens plus tranquille ! Je ne sais, mais un pressentiment me dit que nous serons bientôt réunis, que le malheur ne doit pas nous atteindre ! Je te disais tout à l’heure que tu avais sagement agi en obéissant à la loi, et je me reproche à présent ces paroles. Je crois, au contraire, que si tu voulais déserter, ce serait bien préférable à rester exposé au feu de l’ennemi ! Oui, déserte, Rozzi ! Reviens vite !

« Qui songera jamais à t’inquiéter ? Nos montagnes ne t’offrent-elles pas des abris sûrs, jusqu’au moment où l’on ne s’occupera plus de toi ! Et puis, à la fête du roi ou à la suite de quelque victoire une amnistie aura lieu qui te rendra toute ta liberté !… Ah ! Rozzi, si tu savais combien mon cœur, mon âme et ma vie t’appartiennent, tu n’hésiterais plus ! Avant quinze jours tu serais à mes côtés.

« À revoir donc, mon bien-aimé, mon cousin Josepho va partir pour rejoindre l’armée : il me presse de finir cette lettre, et me promet qu’avant trois jours elle sera dans tes mains… aussi je la couvre de baisers !… Sois prudent, Rozzi, ne t’expose pas ! songe à ta mère et à moi !… mais je m’aperçois que voilà vingt fois que je te répète les mêmes choses ! n’importe ! si j’avais le temps, je te les répéterais encore… À revoir »