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se présentent fréquemment dans les hautes régions où nous nous trouvions alors.

Vers Les trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes à l’entrée d’un beau vallon, couronné de droite et de gauche d’un taillis de chênes.

Notre division se partagea en deux corps à peu près égaux, et alla occuper les deux coteaux.

Quant à notre bataillon, on le fit entrer dans les taillis, et l’on nous ordonna, car nous étions placés là en embuscade, de garder Le plus profond silence.

Malgré cet ordre, il nous fut impossible de passer la nuit entière sous les armes, sans rompre la désespérante monotonie de cette attente par nos conversations : seulement nous causions à voix très-basse.

— Je ne sais pourquoi j’augure mal, pour moi, de la journée de demain, me dit Anselme, il me semble que je dois être tué !

— Allons donc ! veux-lu bien te taire et repousser au loin de semblables pensées, lui dis-je, cela te porterait malheur.

— Mon cher ami, ce qui est écrit là-haut ne peut manquer de s’accomplir ici-bas, et mes pressentiments n’influeront en rien sur ma destinée. Après tout, ce que je prends pour des pressentiments est peut-être bien l’envie immodérée que j’éprouve de racheter ma vie passée, et la peur de ne pouvoir réussir à accomplir ce projet.

— De quelle vie passée et de quels projets parles-tu, Anselme ?

— De ma vie de soldat républicain et du dessein que j’ai formé de passer en Vendée ou en Bretagne !… Tu as beau ouvrir de grands yeux étonnés, c’est comme ça. J’ai à me faire pardonner d’avoir servi, au nom de la liberté, d’instrument passif aux gredins qui nous gouvernent, si cela peut s’appeler toutefois gouverner. C’est un vœu que j’ai fait au moment où tombait la tête de sœur Agathe, et tu conçois combien il est sacré !

Cette détermination d’Anselme, d’aller se joindre aux Vendéens et aux Bretons, m’affligea, mais je savais mon compagnon trop entêté pour essayer de le faire renoncer à son projet : je m’efforçai seulement d’éloigner de son esprit les tristes pressentiments qui le troublaient.

Lorsque le soleil se montra à l’horizon, nous étions brisés de fatigue ; cette nuit passée, debout sous les armes, avait été plus pénible qu’une marche forcée.

Au reste, rien de saisissant comme le contraste que présentait la nature que nous avions devant les yeux, avec les scènes de carnage que nous attendions.

Il avait plu pendant la nuit, et les feuilles des arbres, couvertes de gouttes d’eau, brillaient aux rayons du soleil semblables à des écrins de diamants.

Des plantes aromatiques et des fleurs s’exhalaient des parfums enivrants et délicieux, qui nous plongeaient dans une douce ivresse.

Au haut du vallon j’apercevais un petit presbytère avec sa campanile ; à travers les jalousies vertes de cette tranquille demeure on distinguait les figures effrayées de ses habitants qui, leurs regards tournés du côté par où l’on attendait l’ennemi, étaient sans doute en proie à une anxiété extrême.

— Ah ! combien de rêves irréalisables d’avenir éveillait en mon cœur la vue de ce presbytère.

Je sentais si bien, en ce moment, que le bonheur pouvait se trouver sur la terre, que la bataille prochaine, dans laquelle je devais bientôt figurer, me causait une horreur profonde.

Plongé dans une douce extase, j’en étais arrivé à perdre la consciente de mon être, lorsqu’une forte pression que je ressentis au bras me rappela au sentiment de la vie réelle.

— Regarde, me disait Anselme ; voici l’ennemi !

— En effet, à cinq cents pas au plus devant nous, débouchait en ce moment un corps nombreux de Piémontais ; environ quinze cents hommes !

Subissant sans doute, comme je venais de la subir moi-même, l’influence produite par cette belle nature que j’ai esquissée, ne pouvant la décrire, les Piémontais cheminaient gaiement.

Le bruit de leurs chansons arrivait jusqu’à nous.

Je ne puis dire la profonde pitié que je ressentis en ce moment pour ces malheureux.

Tout à coup le signal de l’attaque est donné : des bois de droite et de gauche part une double et formidable décharge de mousqueterie. Des cris de désespoir et d’effroi font place aux chansons ; un grand nombre de Piémontais sont étendus sanglants par terre.

Toute je dois rendre cette justice à l’ennemi, qu’après un court moment de terreur et de confusion, produit par cette attaque si soudaine, et à laquelle il était si loin de s’attendre, il fit bonne contenance et ne lâcha pas pied.

L’ordre rétabli, le commandant piémontais voulut opérer sa retraite, mais il trouva les issues du vallon occupées, et partout une grêle de balles accueillait sa tentative. Après une fusillade qui dura près d’un quart d’heure, l’ennemi se voyant hors d’état de se défendre plus longtemps, demanda à capituler, offrit de se rendre.

Hélas ! la nouvelle loi qui défendait de faire des prisonniers devait être exécutée : nous continuâmes notre feu.


IX

Déjà les rangs des Piémontais s’éclaircissaient à vue d’œil, lorsque, dans l’intention d’en finir plus vite avec eux, l’on nous donna l’ordre de les charger à la baïonnette.

— Oui, c’est cela, pas de grâce ! qu’ils meurent tous ! s’écria le sergent Picard qui, placé à mes côtés, montrait un enthousiasme presque féroce !

À peine le jeune homme achevait-il de prononcer ces paroles qu’atteint d’une balle au milieu du front, il tomba sur moi, en me couvrant, souvenir affreux et hideux tout à la fois, de débris de cervelle.

Je ne sais pourquoi, mais cette mort qui arrivait, pour ainsi dire, si juste à point comme un châtiment, me causa une impression que je n’oublierai jamais ; je crus voir, dans ce fait, le doigt de Dieu !

Au reste, mes réflexions furent de courte durée, car nous abordâmes, presque de suite après la mort de Picard, l’ennemi à la baïonnette.

Les Piémontais, se voyant perdus, se défendirent avec un acharnement héroïque ; on voyait que ces homes, résignés à la mort, ne songeaient plus qu’à la vengeance.

Quelle horrible boucherie ! que de sang ! que de cruautés !… Ah ! le souvenir de cette heure de carnage me poursuit encore parfois dans mon sommeil ; jamais elle ne sortira de ma mémoire !

de ne saurais trop le répéter : c’est une triste chose que la nature humaine ! Quelques secondes avant d’attaquer l’ennemi, je me sentais pour lui plein de pitié, mais une fois que nous fûmes lancés contre ses colonnes, une fois que l’odeur de la poudre eut remplacé les parfums de fleurs, la vue du sang celle de la verdure, je me sentis pris d’une haine immense, d’une rage insensée, et ma baïonnette remplit, aussi complètement que pas une du bataillon, son affreux ministère !

Ce ne fut qu’après une heure de boucherie, je le répète encore, car c’est le mot, et lorsque quinze cents cadavres piémontais furent couchés à nos pieds, que je rentrai en moi-même.

Alors une réaction violente s’opéra dans mon esprit ; je me fis honte, et je me demandai comment, après que j’avais versé tant de sang, Dieu me permettait de vivre encore !

Pendant tout le temps qu’avait duré la bataille, j’avais été trop dominé par l’action pour songer à autre chose qu’à tuer le plus d’ennemis possible ; mais une fois que mon sang fut calmé, que la mémoire me revint, ma première pensée fut pour Anselme.

En vain je cherchai mon ami du regard, en vain je parcourus les rangs qui venaient de se reformer, nulle part je n’aperçus Anselme.

Me rappelant le pressentiment de mauvais augure qu’il