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— Parle sans crainte, mon ami, et sois persuadé que tout ce que je pourrai faire pour toi je le ferai !

— Est-il vrai, adjudant, que quand un homme est condamné à mort, on lui accorde, avant de le conduire au supplice, tout ce qu’il demande, sa grâce à part, bien entendu !

— Oui, Noireau, c’est l’usage !

— Eh bien ! alors, reprit vivement le grenadier, si j’exigeais que l’on me servît un bon et copieux repas…

— On ferait tout ce qu’il est possible pour te satisfaire !

— Vrai ! s’écria Noireau avec un élan de joie singulier pour un homme dans sa position. Eh bien ! j’ai plus de chance encore que je ne croyais ! Vite ! le repas promis, adjudant.

— Je vais faire en sorte qu’on te l’apporte, répondis-je en sortant.

En effet, grâce au zèle que je déployai, je parvins à procurer à Noireau un somptueux dîner, c’est-à-dire un morceau de cheval rôti, vingt châtaignes, deux pommes, une demi-livre de pain et une demi-pinte d’eau-de-vie.

Le condamné finissait son repas, lorsqu’à la tête du peloton chargé de l’exécuter, je me présentai devant lui. Je le trouvai radieux.

— Vraiment, mon officier, me dit-il, je n’ai peut-être pas commis une si grosse sottise en désertant ! Cette matinée est une des meilleures de ma vie ! Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pouvoir en garder plus longtemps le souvenir.

Le condamné, après avoir prononcé ces paroles d’un ton assez dégagé, se leva sans attendre mes ordres, et nous suivit de la meilleure grâce du monde.

Toutefois, arrivé à moitié chemin de l’endroit désigné pour son exécution, il changea un peu de contenance et tomba dans une profonde rêverie.

— Savez-vous bien, lieutenant, me dit-il brusquement tout à coup, que la vie est une drôle de chose ! Ce matin, tous mes camarades m’aimaient, j’étais libre, personne ne s’occupait de moi, et voilà que, parce que je n’ai pas su résister aux atteintes de la faim, je suis regardé comme un traître ; tout le monde ne s’occupe plus que de moi, et que je vais mourir tué par ces mêmes camarades qui, naguère, m’estimaient. C’est bien bête.

— Mais, Noireau, lui répondis-je, s’il n’y avait pas de discipline ?

— Eh bien, le grand mal, s’écria-t-il en m’interrompant, il n’y aurait plus d’armées, et les hommes, au lieu de s’entr’égorger aussi cruellement qu’ils le font, mourraient tranquillement de leur belle mort ! Je vous avouerai qu’en ce moment je ne comprends pas les avantages qu’un peuple peut retirer de la guerre.

J’allais essayer de répondre aux raisonnements de Noireau, qui ne essaient pas de m’embarrasser, lorsque je m’aperçus que j’étais arrivé à l’endroit fixé pour l’exécution.

J’ordonnai à mon peloton de faire halte ; le cœur me battait davantage que la première fois que je me trouvai en face de l’ennemi.

Noireau, il faut le reconnaître, se conduisait d’une façon fort convenable, et, grâce à sa docilité, rendait moins pénible pour ses camarades l’affreuse mission dont ils étaient chargés.

— Adjudant, me dit-il en voyant le peloton s’arrêter, il paraît que c’est ici ?

— Oui, mon brave Noireau, lui répondis-je avec émotion, c’est ici.

— Allons, puisque rien ne peut plus me sauver, le mieux est de me soumettre. Dites-moi, je vous en prie, adjudant, ne doit-on pas me bander les yeux ?

— Oui, Noireau, c’est l’usage ; mais cependant si tu désires voir la mort en face et tomber en soldat, je prendrai sur moi de t’exempter de cette formalité.

— Oh ! mon Dieu, mon officier, je vous assure qu’en ce moment je n’éprouve nullement l’envie de me poser en crâne : loin de là, je voulais au contraire vous prier d’ordonner que l’on me bande les yeux avec le plus grand soin, et de façon qu’il me soit impossible d’apercevoir les canons de fusil dirigés contre moi !

— Très-bien, Noireau, ton désir sera satisfait, N’as-tu plus, à présent, aucune autre demande à m’adresser ? Parle sans crainte.

— Merci bien, adjudant ; que voulez-vous que je demande ? — Ah ! pourtant si !… Je voudrais bien distribuer à mes camarades les quelques objets dont je dispose encore.

— Dépêche-toi, Noireau, nous sommes en retard !

— Comme c’est drôle, tout de même, adjudant, de penser que s’il était en votre pouvoir de me sauver la vie, vous n’hésiteriez pas, j’en suis persuadé, à le faire, et cependant vous allez me tuer ! Enfin !… ces réflexions sont superflues… Tiens, Benoist, continua le malheureux en s’adressant à un des soldats du peloton, prends mes bretelles, elles sont presque toutes neuves, c’est un bon marché pour toi. Toi, Ducros, je te donne ma pipe ! Ah je t’oubliais, mon bon Pellier, ajouta Noireau en s’adressant à un conscrit qui se tenait au second rang et faisait tous ses efforts pour retenir ses larmes, je n’ai plus rien. Ah ! si fait !… Pour être servi le dernier tu ne seras pas le plus mal partagé, mes souliers sont presque tout neufs, tu les prendras après ma mort !… Allons, voilà qui est fini ! Adjudant, une dernière grâce ! me permettez-vous d’embrasser mes camarades ! ça me donnera du courage de voir qu’ils ne me méprisent pas.

J’étais tellement ému que je ne pus répondre au condamné que par un signe de tête affirmatif.

Ses adieux terminés, Noireau se retourna vers moi :

— Adjudant, me dit-il à voix basse, je sens que si vous m’accordez ainsi tout ce que je vous demande, je n’aurai plus la force de me laisser fusiller tranquillement… Ordonnez aux camarades qu’ils se pressent… Allons, je ne suis pas encore trop à plaindre… J’ai bien déjeuné ce matin ! Ma mère, morte depuis deux ans, ne subira pas le contre-coup de mon exécution… rien ne me retient ici-bas… Adieu, mon adjudant, et merci de vos bontés !

Quelques secondes plus tard, cinq coups de fusil partaient ensemble et Noireau tombait la face contre terre. Horreur ! le malheureux n’était pas mort ! Il se débattait au milieu d’une mare de sang. Les hommes de la réserve l’achevèrent aussitôt. Quelques minutes après, une petite éminence, à peine visible, qui bosselait le terrain, prouvait que les pionniers avaient à leur tour rempli leur triste tâche dans le drame lugubre. Je m’éloignai du lieu de l’exécution, la tristesse dans l’âme, et pendant plus d’une semaine j’eus constamment devant les yeux l’affreuse agonie du malheureux Noireau.

Sur ces entrefaites, le général publia un ordre du jour dont je ne puis passer la teneur sous silence, car elle appartient pour ainsi dire à l’histoire.

Cet ordre du jour enjoignait aux troupes de ne pas faire de prisonniers à l’ennemi : de massacrer impitoyablement tous ceux qui tomberaient en leur pouvoir.

Tout homme qui n’exécuterait pas cet ordre était déclaré traître à la patrie et devait être puni comme tel.

J’avouerai que celle mesure sanglante, si contraire aux lois de la guerre, révolta ma conscience et me causa un mouvement de dégoût profond ; je me promis que jamais je ne ne me soumettrais à un ordre pareil.

Un des sergents de ma compagnie, jeune homme de vingt-cinq ans, nommé Picard, d’un caractère doux et inoffensif, de famille honnête, et ayant reçu une assez belle instruction, se montrait le partisan et l’admirateur dévoué de cette mesure.

— En temps de révolution, nous disait-il d’un air plein d’onction, les demi-moyens n’aboutissent qu’à des désastres. Il faut savoir faire taire sa sensibilité devant le patriotisme, et frapper sans trêve et sans pitié, si l’on veut que la liberté triomphe ! Comme homme, je maudis cet ordre du jour ; comme citoyen je l’exécuterai sans hésitation, sans pitié et sans remords !

Ce que c’est pourtant que la contagion de l’exemple !

Le lendemain, vers huit heures, nous nous mîmes en marche avec sept autres bataillons : le temps était réellement admirable. Il faisait un de ces beaux jours purs et brillants, tels que l’on n’en voit guère en France, mais qui